Cour d’Appel de Paris 22 juin 2018, SAS TS3 / Urssaf Ile-de-France, RG 15/10831
Cet arrêt, rendu sur renvoi après cassation, fait suite à la longue procédure opposant le producteur TS3 à l’URSSAF Ile-de-France, qui a déjà donné lieu à un arrêt de la Cour de cassation du 12 mars 2015 (n°13-26579). Il aborde la délicate coexistence de deux présomptions contradictoires :
– la présomption de contrat de travail des artistes interprètes à l’égard du producteur (art. L7121-3 trav.), dès lors que l’artiste n’exerce pas l’activité qui fait l’objet de ce contrat dans des conditions impliquant son inscription au registre du commerce.
– la présomption de non salariat lors de l’exercice d’une activité donnant lieu à immatriculation ou inscription au registre du commerce (art. L8221-6 I trav.), applicable aux personnes physiques immatriculées au registre du commerce et des sociétés, au répertoire des métiers (…) ou auprès des URSSAF, mais aussi notamment aux dirigeants des personnes morales immatriculées au RCS. Cette présomption peut être renversée lorsque les personnes « fournissent directement ou par une personne interposée des prestations à un donneur d’ordre dans des conditions qui les placent dans un lien de subordination juridique permanente à l’égard de celui-ci ».
A la suite d’un contrôle au sein de l’organisateur de spectacle, l’URSSAF Ile-de-France a requalifié en salaire les quotes-parts de recettes versées par le producteur aux sociétés créées par deux artistes, conduisant à un redressement de cotisations de sécurité sociale. En parallèle de contrats d’engagement conclus avec des artistes pour des tournées, le producteur de spectacles avait conclu un contrat de coproduction avec la société créée par chaque artiste, laquelle était titulaire des droits exclusifs d’exploiter et de gérer les concerts. Le producteur avait versé aux sociétés des artistes un pourcentage des recettes nettes de la tournée ainsi que, à chaque artiste, un cachet pour chaque représentation sur scène, ayant la nature de salaire et soumis à cotisations.
En 2013, la cour d’appel de Paris a confirmé le redressement (CA Paris, 26 sept. 2013, RG10/09534) considérant qu’il s’agissait de deux modalités de rétribution de la même activité artistique de représentation publique, sans qu’il soit justifié de distinguer entre la partie fixe de la rémunération (le cachet) et la partie variable proportionnelle aux bénéfices reversée à la société de l’artiste. Selon la cour d’appel, le simple fait que la quote-part des recettes des tournées ne soit pas versée directement aux artistes mais aux sociétés qu’ils ont constituées pour l’exploitation de leurs concerts ne fait pas obstacle au jeu de la présomption de salariat qui subsiste quels que soient le mode et le calcul de la rémunération ainsi que les modalités de sa perception. La Cour a considéré que le producteur n’établissait pas que les artistes dont il a organisé le spectacle avaient exercé leurs activités dans des conditions impliquant leur inscription au registre du commerce, soulignant que :
– il importe peu que les sociétés d’artistes soient inscrites au RCS dès lors que, dépourvues de licence d’entrepreneur de spectacles, elles ne participent pas financièrement aux dépenses liées à la production et à l’organisation des tournées ;
– la définition d’un commun accord des prestations scéniques et des choix artistiques ou même leur fixation unilatérale par l’artiste ne suffit pas à détruire la présomption de salariat qui demeure même lorsque la liberté de création est préservée et sans qu’il soit nécessaire de caractériser un lien de subordination ; la présomption de salariat ne pouvant être écartée que si l’artiste accepte d’assumer les risques de production ;
– le producteur ne pouvait, pour dénier la qualité de salariés aux artistes dont elle a organisé le spectacle, se prévaloir de la présomption de non salariat, dès lors qu’il n’est pas établi que ceux-ci étaient « personnellement » inscrits au registre du commerce et des sociétés.
Ce dernier point a donné lieu, par arrêt de la Cour de cassation du 12 mars 2015, à la cassation de l’arrêt d’appel, au visa de l’article L. 8221-6, I, 3°, du code du travail, la cour d’appel ayant omis le fait que la présomption de non salariat s’appliquait aussi aux dirigeants des sociétés immatriculées au RCS.
L’affaire a donc fait l’objet d’un renvoi devant la cour d’appel de Paris. Dans un nouvel arrêt du 22 juin 2018, reprenant cette fois les arguments du producteur et du syndicat Prodiss (intervenant volontaire à l’instance), la cour d’appel a annulé le redressement URSSAF. La Cour d’appel analyse d’abord l’application de la présomption de non salariat applicable aux artistes dirigeants de leur propre société à l’égard du producteur qui contracte avec lesdites sociétés, puis la nature de la rémunération versée par le producteur aux sociétés des artistes.
Selon la cour d’appel, « il est constant que lorsqu’une société inscrite au registre du commerce et des sociétés vient substituer l’artiste dans la gestion et l’exploitation de ses droits de représentation, la présomption de salariat est écartée ». Selon, la Cour, les artistes, dirigeants de personnes morales immatriculées au RCS, ont créé leur société dans le but d’assurer la gestion et l’exploitation de leur activité, ces sociétés se substituant aux artistes dans leurs relations avec les producteurs. La Cour en déduit qu’en application de l’article L 8221-6, I, 3° du code du travail, les artistes, dirigeant des sociétés qu’ils ont créée sont présumés ne pas être liés au producteur – contractant de ces sociétés – par un contrat de travail.
La cour d’appel rappelle que la présomption de non salariat est une présomption simple pouvant être renversée et qu’il revient à l’URSSAF de rapporter la preuve de l’existence d’un lien de subordination juridique permanente entre le producteur et les artistes. La Cour souligne que le producteur démontre que le contrat cadre de scène conclu avec chacun des artistes comporte des obligations réciproques et prévoit les modalités techniques, financières et matérielles d’exécution de la prestation scénique ; qu’en outre l’artiste impose à la société de production le modèle contractuel à appliquer, de sorte que le producteur n’est qu’un prestataire de l’artiste et non pas son employeur. Selon la Cour, le lien de dépendance économique fait défaut dès lors que les conditions de travail des artistes ne sont pas fixées unilatéralement par la société de production mais convenues conjointement avec la société dirigée par l’artiste, notamment, les prestations scéniques, la programmation musicale et les choix artistiques sont définis d’un commun accord ou même par l’artiste seul. En conclusion, selon la Cour, les relations existant entre le producteur et les sociétés des artistes sont des relations contractuelles exclusives de tout lien de subordination.
S’agissant de la nature juridique des sommes, la cour d’appel indique qu’il convient de distinguer les cachets versés aux artistes et soumis à cotisations de sécurité sociale, et les quote-part de recettes versées aux sociétés des artistes. S’agissant de ces dernières sommes, la cour d’appel considère que la rémunération sur recettes constitue « une redevance non assujettie aux cotisations sociales salariales », la somme ainsi versée « ne rémunère pas la seule prestation de l’artiste mais un droit de représentation et un droit à l’image », cette rémunération ne pouvant être considérée comme un salaire puisqu’aucun contrat de travail n’est établi. Selon la Cour, il « est établi que les artistes ne sont pas des salariés mais agissent en tant que travailleurs indépendants, ils sont intéressés aux résultats, c’est à dire tant aux bénéfices qu’aux pertes du spectacle et ce faisant il existe un aléa économique pesant sur la rémunération des artistes de nature à écarter la qualification de salaire ».
Si l’analyse de la cour d’appel sur la présomption de non salariat est convaincante, elle est plus confuse s’agissant de la nature de la quote-part sur recettes, qualifiée de « redevances ».
La cour d’appel fait donc prévaloir la présomption de non salariat pour les rémunérations versées par le producteur aux sociétés des artistes, sur la présomption de salariat applicable aux artistes à l’égard du même producteur, quand bien même le code du travail précise qu’elle s’applique « quels que soient le mode et le montant de la rémunération, ainsi que la qualification donnée au contrat par les parties ». Les producteurs et les artistes qui souhaiteraient adopter un pareil schéma devront rester prudents, tant dans la rédaction du contrat entre les deux sociétés que dans son application pour éviter le renversement de la présomption de non salariat.