Atteinte à un droit sur internet, quelle compétence ?
En application de l’article 5 du Règlement n°44/2011 du 22 décembre 2000, le demandeur à l’action en responsabilité délictuelle peut saisir les tribunaux de l’état dans lequel le défendeur à son domicile ou le tribunal du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire, la difficulté étant d’interpréter ce que signifie la formule « lieu où le fait dommage s’est produit ou risque de se produire ».
Pour mémoire, depuis l’arrêt de la CJUE du 7 mars 1995 dit « Fiona Shevill », rendu en matière de diffamation commise au moyen d’articles de presse diffusés dans plusieurs états, l’expression « lieu où le fait dommageable s’est produit » vise à la fois le lieu de la matérialisation du dommage et le lieu de l’événement causal qui est à l’origine de ce dommage en ce qu’ils peuvent constituer un rattachement significatif du point de vue de la compétence judiciaire.
En application de ces critères, la CJUE a jugé que la victime d’une faute délictuelle ou quasi-délictuelle peut choisir d’intenter une action contre l’éditeur de la publication, soit devant les juridictions de l’état du lieu d’établissement de l’éditeur de la publication, alors compétentes pour réparer l’intégralité du dommage, soit devant celles de chaque état dans lequel la publication a été diffusée, compétentes pour connaitre du seul dommage causé sur leur territoire.
Compte tenu de la diversité des atteintes commises via internet et de la multiplication des risques de contestation de la compétence de la juridiction saisie, la CJUE et la Cour de Cassation ont tenté de préciser la notion de « lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de ce produire » instaurant une compétence alternative à celle des juridictions du domicile du défendeur.
Les dernières décisions rendues sont l’occasion de faire un point en matière de compétence judiciaire en cas d’atteinte à un droit commise via internet, sachant que les décisions ne semblent pas homogènes en fonction de la nature du droit concerné par l’atteinte.
1/ Dans son arrêt du 25 octobre 2011 (Cf. Netcom octobre 2011, CJUE 25 octobre 2011 « eDate Advertising et Martinez ») rendu en matière d’atteinte aux droits de la personnalité, la CJUE relève qu’Internet réduit l’utilité du critère de rattachement lié à la diffusion (retenu dans l’arrêt « Fiona Shevill ») compte tenu de la portée universelle d’internet et décide « d’adapter » ce critère en cas d’atteinte aux droits de la personnalité au moyen de contenus mis en ligne sur un site internet.
Soulignant que la mise en ligne de contenus sur internet est susceptible d’augmenter la gravité des atteintes aux droits de la personnalité par rapport à une diffusion territorialisée d’un imprimé, la Cour étend le critère du « lieu de matérialisation du dommage » au lieu dans lequel la personne qui s’estime lésée par des contenus mis en ligne a le « centre de ses intérêts ». La victime dispose ainsi selon cet arrêt de la faculté de saisir, soit les juridictions de l’état du lieu d’établissement de l’émetteur des contenus, soit les juridictions de l’état membre dans lequel se trouve le centre de ses intérêts (notamment professionnels), lequel coïncide en principe avec sa résidence habituelle, pour réparer l’intégralité du dommage, soit celles de chaque état dans lequel le contenu en ligne est accessible, mais qui sont alors compétentes pour réparer le seul dommage causé sur leur territoire.
2/ En matière de contrefaçon de marque commise via internet, la CJUE a confirmé que le critère de la simple accessibilité du site internet sur un territoire couvert par la marque, abandonné par la Cour de cassation dès 2010 (Cf. Netcom janvier 2011), ne suffit pas à conférer une compétence à la juridiction de cet état. Il convient en effet d’apprécier au cas par cas s’il existe des indices pertinents pour conclure que l’offre à la vente est destinée aux consommateurs situés sur ce territoire, c’est-à-dire selon ce que retient le juge français, s’il existe un lien suffisant, substantiel et significatif rattachant le fait dommageable audit territoire (Cf. CJUE 12 juillet 2011 « L’Oréal c/eBay » et Cass. Com. 3 mai 2012).
Toutefois, dans une affaire relative à une atteinte à une marque du fait de l’utilisation par un annonceur d’un mot clé identique à cette marque sur le site internet d’un moteur de recherche opérant sous un nom de domaine national de premier niveau, autre que celui de l’état dans lequel la marque est protégée, la CJUE a considéré que les juridictions de l’état où la marque est enregistrée (dans l’affaire soumise à la CJUE, l’Autriche) sont les mieux à même d’évaluer s’il est effectivement porté atteinte à la marque en raison de l’annonce sur le site allemand, www.google.de, de même que les juridictions du lieu où le déclenchement du processus d’affichage est décidé par l’annonceur (CJUE 19 avril 2012 « Wintersteiger »). Ainsi, dans l’hypothèse soumise à la CJUE où le référencement du mot clé visait le public allemand via le site google.de, celle-ci retient que la juridiction autrichienne est également compétente dans la mesure où la marque est enregistrée dans ce territoire.
Ainsi, en cas de litige relatif à l’utilisation d’un AdWords, l’affaire pourrait être portée soit devant les juridictions de l’état membre dans lequel la marque est enregistrée (lieu de matérialisation du dommage) soit devant celles de l’état membre du lieu d’établissement de l’annonceur (lieu de l’évènement causal qui est à l’origine du dommage) pour obtenir réparation de l’intégralité du dommage.
3/ Concernant l’accessibilité du site, un raisonnement similaire à celui retenu en matière de contrefaçon de marque a été suivi par la Cour de cassation dans un litige relatif à une publicité comparative et constitutive de dénigrement diffusée via internet. Ainsi, la Cour a jugé que la simple accessibilité du site sur lequel la publicité dénigrante est diffusée est insuffisante pour conférer compétence à la juridiction de cet état. Il appartient au juge de rechercher si le site internet en cause était destiné aux internautes français (Cass. Com. 20 mars 2012).
4/ Alors que le critère de la seule accessibilité du site semblait donc avoir été définitivement abandonné en vertu des décisions ci-dessus, la Cour de cassation vient toutefois de poser deux questions préjudicielles à la CJUE afin de voir préciser (ou confirmer) les critères de compétence applicables en cas d’atteinte sur internet aux droits patrimoniaux de l’auteur, en distinguant selon que l’atteinte résulte de la mise en ligne d’un contenu dématérialisé ou d’une offre en ligne d’un support matériel reproduisant le contenu :
1/
– La victime peut-elle engager l’action en responsabilité devant les juridictions de chaque état membre sur le territoire duquel un contenu mis en ligne est accessible ou l’a été afin d’obtenir réparation du seul dommage causé sur le territoire de l’état membre de la juridiction saisie,
Ou
– Faut-il en outre, que ces contenus soient ou aient été destinés au public situé sur le territoire de cet état membre, ou bien qu’un autre lien de rattachement soit caractérisé ?
2/ la question posée au 1/ doit-elle recevoir la même réponse lorsque l’atteinte alléguée aux droits patrimoniaux de l’auteur résulte non pas d’une mise en ligne d’un contenu dématérialisé mais de l’offre en ligne d’un support matériel reproduisant ce contenu ?
Une distinction entre les critères de rattachement pourrait donc s’opérer selon que le préjudice invoqué résulte d’une atteinte à un droit de la personnalité ou à un droit patrimonial tel que le droit patrimonial de l’auteur ou la titularité d’une marque.
Bien que le communiqué de presse de la CJUE publié à l’occasion du l’arrêt du 25 octobre 2011 « eDate Advertising et Martinez » ait précisé que le critère de rattachement lié au « centre des intérêts» du demandeur est uniquement applicable aux cas d’atteinte aux droits de la personnalité, cette solution semble pouvoir être étendue à toute atteinte aux droits non patrimoniaux d’une personne physique [voire le droit moral d’un auteur ), ou encore à une atteinte relevant de la qualification de délits de presse (diffamation ou injure), conférant ainsi une compétence élargie aux juridictions du pays dans lequel le demandeur a le centre de ses intérêts, soit son domicile.
En revanche, le critère de rattachement afin d’obtenir réparation d’un préjudice économique, serait alors celui du lieu où ce dernier a effectivement été subi.
Les questions préjudicielles posées par la Cour de cassation à la CJUE ne permettront toutefois pas à la juridiction communautaire de prendre position sur ce point puisqu’elles ne portent explicitement que sur le droit patrimonial de l’auteur (et non sur le droit moral).
En revanche, la décision à venir de la CJUE sur les questions posées par la Cour de Cassation permettra de confirmer l’abandon définitif du critère de rattachement tenant à la seule accessibilité d’un site.
Ces questions complexes sont en tout état de cause loin d’être totalement résolues et il convient de suivre de près les prochaines décisions rendues en la matière.
Florence DAUVERGNE