Coup d’arrêt à la possibilité d’examen par la Commission, via le mécanisme de « renvoi », d’une opération de concentration sous les seuils de contrôle européens et nationaux

Récemment, l’avocat général Emiliou invitait la Cour de Justice à annuler l’arrêt du Tribunal et les décisions de la Commission acceptant le renvoi devant elle de l’opération de concentration entre Illumina et Grail sur le fondement de l’article 22 du règlement concentrations de l’UE[1].

Les motifs invoqués étaient le fait que cette interprétation de l’article 22 du règlement relatif aux concentrations faite par la Commission entrainerait une extension très importante du champ d’application de ce règlement et de sa compétence. Elle permettrait en effet à la Commission, de contrôler toute concentration ayant lieu n’importe où dans le monde, indépendamment du chiffre d’affaires et de la présence des entreprises dans l’Union ainsi que de la valeur de l’opération, et ce, y compris après la réalisation de l’opération.

Dans son arrêt du 3 septembre 2024[2], la Cour de Justice mène une analyse détaillée du raisonnement suivi par le Tribunal et considère que l’interprétation contextuelle faite par le Tribunal, selon laquelle une demande de renvoi au titre de l’article 22 du règlement relatif aux concentrations pouvait être présentée indépendamment de l’existence ou de la portée d’une réglementation nationale en matière de contrôle ex ante des concentrations est erronée dans la mesure où :

  • la compétence attribuée à la Commission par l’article 22 repose sur l’opportunité pour elle de se substituer à une ou plusieurs autorités nationales, ce qui présuppose que l’Etat membre demandeur soit compétent sur le fondement du droit national ;

  • l’une des conditions d’application de l’article 22 est que la concentration doit menacer d’affecter de manière significative la concurrence sur le territoire du ou des États membres qui demandent le renvoi de cette concentration, ce qui implique de permettre un contrôle des opérations pouvant fausser la concurrence dans un Etat membre qui soit ne dispose pas de réglementation nationale en matière de concentrations, soit estime que ce contrôle devrait être effectué par la Commission afin d’éviter de multiples notifications au niveau national ;

  • le règlement relatif aux concentrations prévoit une procédure simplifiée permettant d’ajuster le champ d’application du règlement si, en raison de l’évolution du marché, les critères de compétence utilisés ne sont plus aptes à appréhender des concentrations ayant des effets potentiellement préjudiciables.

Par ailleurs, l’interprétation téléologique du Tribunal selon laquelle les Etats membres pouvaient présenter une demande au titre de l’article 22 indépendamment de la portée de leur réglementation nationale en matière de contrôle ex ante des concentrations est erronée puisque :

  • au regard du considérant 11 du règlement relatif aux concentrations, l’article 22 ne pouvait être considéré comme un « mécanisme correcteur » permettant un contrôle des concentrations qui n’atteignent ni les seuils de l’Union ni les seuils nationaux, alors même que ce considérant 11 a été intégré uniquement en vue de répondre aux préoccupations nées de la possibilité de notifications multiples ;

  • au regard du considérant 15 du règlement relatif aux concentrations, la Commission acquiert le pouvoir d’examiner et de traiter une opération « au nom » d’un ou de plusieurs Etats membres requérants, ce qui est difficilement conciliable avec l’interprétation de la Commission selon laquelle l’article 22 lui donne compétence pour contrôler certaines opérations qui affectent la concurrence dans le « marché intérieur » et non seulement lorsque ces dernières menacent d’affecter de manière significative la concurrence sur le territoire du ou des Etats membres qui formulent la demande ;

  • l’objectif du règlement est par ailleurs de mettre en place un système efficace de contrôle prenant en compte le besoin de sécurité juridique, et fondé sur une répartition claire des tâches dévolues à la Commission et aux Etats membres, alors même que l’interprétation de la Commission compromet l’efficacité, la prévisibilité et la sécurité juridique qui doivent être garanties aux parties à une concentration, au regard notamment des seuils de contrôle, de l’autorité compétente, du calendrier, etc. ;

  • rien ne s’oppose à ce qu’une concentration dépourvue de dimension européenne soit analysée par une autorité nationale de concurrence, comme étant constitutive d’un abus de position dominante prohibé par l’article 102 TFUE, par exemple ;

  • enfin, la Cour relève qu’une procédure législative spécifique est prévue pour réviser les seuils de contrôle du règlement relatif aux concentrations et qu’il est loisible aux Etats membres de réviser à la baisse leurs propres seuils de compétence si certaines entreprises innovantes jouent ou sont susceptibles de jouer un rôle concurrentiel important malgré un chiffre d’affaires peu conséquent au moment de l’opération.

Au regard de toutes ces considérations, la Cour énonce que le Tribunal a commis une erreur de droit dans l’interprétation de l’article 22 du règlement relatif aux concentrations en jugeant que les autorités de concurrence nationales pouvaient présenter une demande à la Commission sur le fondement de cet article, alors même que ces dernières n’étaient pas compétentes pour contrôler l’opération en vertu de leur réglementation nationale.

La Cour annule en conséquence l’arrêt du Tribunal[3] et les décisions de la Commission accueillant les demandes d’examen de l’opération devant elle formulées par certaines autorités nationales de concurrence.

Les implications pratiques de cette décision sont d’ores et déjà visibles, comme en témoigne le communiqué du 18 septembre de la Commission, dans lequel celle-ci prend note du retrait de demandes de renvoi formulées par certains Etats membres concernant l’acquisition de certains actifs d’Inflection AI par Microsoft, alors que ces derniers n’étaient pas eux-mêmes compétents pour analyser une telle opération sur le fondement de leur droit national.  

En outre, dans un communiqué du 3 septembre, l’Autorité française de la concurrence a pris note de cet arrêt de la Cour et précisé qu’elle mobiliserait tous les moyens en sa possession pour s’assurer qu’aucune concentration, même non soumise à notification préalable, ne porte atteinte à la concurrence sur le territoire français, notamment sur le fondement des articles 101 et 102 du TFUE ou des dispositions équivalentes en droit national.


[1] Règlement (CE) n° 139/2004 du Conseil du 20 janvier 2004 relatif au contrôle des concentrations entre entreprises

[2] CJUE, 3 septembre 2024, aff. C-611/22

[3] Tribunal, 13 juillet 2022, n° T-227/21