Dans un arrêt du 4 octobre 2024 (affaire C-438/23), la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a répondu aux questions préjudicielles qui lui avaient été adressées par le Conseil d’Etat concernant la conformité au droit de l’Union européenne des décrets français n° 2022-947 du 29 juin 2022 et n° 2024-144 du 26 février 2024.
Pour rappel, le décret n° 2022-947 (remplacé par le décret n° 2024-144) interdisait l’emploi de termes traditionnellement associés aux produits d’origine animale (tels que « steak », « filet » ou « jambon », par exemple) pour désigner un produit contenant des protéines végétales.
Plusieurs entités actives dans le secteur des produits végétariens et végétaliens avaient contesté ces décrets devant le Conseil d’Etat. L’application de ces décrets avait à chaque fois été suspendue par le juge des référés du Conseil d’Etat (Décision du 27 juillet 2022, n° 465844 ; Décision du 10 avril 2024, n° 492844).
Dans le cadre de la demande d’annulation du décret n° 2022-947, le Conseil d’Etat avait renvoyé à la CJUE plusieurs questions préjudicielles en juillet 2023 portant sur l’interprétation du règlement (UE) n° 1169/2011 du 25 octobre 2011 concernant l’information des consommateurs sur les denrées alimentaires (le « Règlement INCO »), règlement sur la base duquel les parties requérantes sollicitaient l’annulation des décrets.
En substance, la CJUE devait se prononcer sur le point de savoir si les dispositions en cause du Règlement INCO harmonisaient expressément la protection des consommateurs contre le risque d’être induits en erreur par l’utilisation de dénominations, autres que des dénominations légales, constituées de termes traditionnellement associés aux produits d’origine animale pour désigner des denrées alimentaires contenant des protéinés végétales au lieu des protéines animales.
Aux termes de cet arrêt, la CJUE rappelle tout d’abord que les denrées alimentaires doivent porter une dénomination qui réponde aux conditions suivantes (§ 62) :
- La dénomination d’une denrée alimentaire doit être une dénomination légale ou, en l’absence de telle dénomination, un nom usuel, ou, à défaut, un nom descriptif ;
- La dénomination doit être précise, claire, aisément compréhensible par le consommateur et ne doit pas l’induire en erreur, notamment sur les caractéristiques de la denrée alimentaire concernée et sur le remplacement de composants naturellement présents ou d’ingrédients normalement utilisés par des composants ou ingrédients différents.
Ces exigences doivent être respectées lors de la commercialisation et de la promotion de toute denrée alimentaire.
Si les Etats membres disposent de la possibilité d’adopter des mesures nationales prévoyant une dénomination légale (en l’absence de dénomination légale prescrite par le droit de l’Union), la CJUE relève que le Règlement INCO ne prévoit pas qu’ils puissent adopter des mesures nationales qui règlementeraient les noms usuels ou descriptifs d’une denrée alimentaire déterminée (§ 81).
Elle en conclut qu’à défaut d’adopter une dénomination légale et dans la mesure où la protection des consommateurs contre le risque d’être induits en erreur par l’utilisation d’une dénomination usuelle ou descriptive est expressément harmonisée aux termes du Règlement INCO, « un Etat membre ne saurait empêcher, par une interdiction générale et abstraite, les producteurs de denrées alimentaires à base de protéines végétales de s’acquitter de l’obligation qui est la leur d’indiquer la dénomination de ces denrées par l’utilisation de noms usuels ou de noms descriptifs » (§83).
Il en résulte ainsi qu’un Etat membre ne peut édicter des mesures nationales qui règlementent ou interdisent l’usage de telles dénominations.
En réponse aux autres questions posées, la CJUE précise que l’harmonisation expresse constatée ne fait pas obstacle à ce qu’un Etat membre édicte des sanctions administratives en cas de manquement aux prescriptions et aux interdictions résultant des dispositions du Règlement INCO ainsi que des mesures nationales conformes à ce dernier (§ 104).
En revanche, cette harmonisation expresse s’oppose à ce qu’un Etat membre édicte une mesure nationale déterminant des taux de protéines végétales en deçà desquels resterait autorisé l’utilisation de dénominations, autres que des dénominations légales, constituées de termes issus des secteurs de la boucherie et de la charcuterie pour décrire, commercialiser ou promouvoir des denrées alimentaires contenant des protéines végétales.
Il en résulte que l’Etat français ne peut pas empêcher les producteurs de produits végétaliens et végétariens d’utiliser, pour désigner leurs produits composés de protéines végétales, des noms usuels ou descriptifs tels que « steak », « saucisse », « jambon » ou « bacon » par exemple, dès lors que ces termes ne constituent pas des dénominations légales réglementées.
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Il reste désormais au Conseil d’Etat de prendre en compte ces éléments dans le cadre de l’examen des différents recours en annulation des décrets susvisés. Il demeure toutefois peu de doutes s’agissant de l’issue de ces recours : sur la base de cet arrêt de la CJUE, le Conseil d’Etat devrait normalement prononcer l’annulation des deux décrets en arguant de leur incompatibilité avec le droit de l’Union européenne.