Cass., civ., 1ère, 4 juillet 2019
Conseil d’Etat, 24 juillet 2019
Après la Cour de cassation le 4 juillet, le Conseil d’Etat a à son tour rendu son arrêt le 24 juillet dans le cadre du litige opposant Playmédia, l’éditeur de la plateforme de streaming playtv.fr, au groupe public France Télévisions, mettant un terme à près de cinq ans de procédure.
Cette affaire a permis de préciser le champ d’application de l’obligation dite de must carry dont bénéficient les distributeurs de services en vertu de l’article 34-2 de la loi du 30 septembre 1986 d’une part, et le régime applicable à la mise à disposition de contenus sur internet par la technique dite de « transclusion » (ou « framing ») d’autre part.
Devant le Conseil d’Etat, les contours du must carry précisés
L’article 34-2 de la loi de 1986 instaure une obligation de reprise (must carry) qui impose à tout distributeur de services audiovisuels sur un réseau n’utilisant pas de fréquences terrestres assignées par le CSA de mettre gratuitement à disposition de ses abonnés les chaînes du service public.
Playmédia se prévalait de cette qualité pour revendiquer le droit de diffuser les programmes édités par France Télévisions, corollaire de l’obligation de reprise posée par l’article 34-2 de la loi de 1986. Opposé à la reprise de ses services par la plateforme, France Télévisions a été mis en demeure par le CSA, le 17 mai 2015, de faire droit à la demande de Playmédia de diffuser ses chaînes.
Le groupe public a formé un recours devant le Conseil d’Etat tendant à l’annulation de cette décision. Confronté à une difficulté d’interprétation de la notion de distributeur de services, le Conseil d’Etat a d’abord sursis à statuer pour transmettre plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) afin de savoir si éventuellement et sous quelles conditions le must carry, conçu pour les modes de diffusion historiques (hertzien, câble, satellite) pouvait aujourd’hui s’appliquer aux nouveaux modes de diffusion sur internet. Plus précisément, la Cour devait préciser, entre autres, si un service tel que celui proposé par Playmédia devait être regardé comme exploitant un réseau de communications électroniques utilisé pour la diffusion d’émissions TV et de radio, et en cas de réponse négative, si les Etats membres pouvaient prévoir une obligation de diffusion de services de TV ou radio pesant à la fois sur des entreprises exploitant des réseaux de communications électroniques et sur des entreprises qui, sans exploiter de tels réseaux, proposent le visionnage de programmes de télévision en flux continu et en direct sur internet.
La difficulté résidait dans l’existence de critères différents posés par le droit de l’Union européenne et le droit français pour la mise en œuvre de l’obligation de must carry. Au niveau européen, l’article 31.1 de la directive 2002/22 dite service universel subordonne la possibilité pour les Etats membres d’imposer une obligation de reprise aux « entreprises qui exploitent des réseaux de communications électroniques » à l’existence d’un « nombre significatif d’utilisateurs finals » qui « les utilisent comme leurs moyens principaux pour recevoir des émissions de radio ou de télévision ». Ces conditions ne sont pas reprises en droit français qui réserve pour sa part le must carry aux entreprises pouvant se prévaloir de la qualité de distributeurs de service, qu’ils soient ou non exploitants de réseaux de communications électroniques, et qui mettent leurs services à disposition de leurs « abonnés ».
Dans un arrêt C-298/17 du 13 décembre 2018, la CJUE juge que « les dispositions de la directive service universel ou d’autres règles du droit de l’Union doivent être interprétées en ce sens qu’elles ne s’opposent pas à ce qu’un État membre impose, dans une situation telle que celle en cause au principal, une obligation de diffuser à des entreprises qui, sans fournir des réseaux de communications électroniques, proposent le visionnage de programmes de télévision en flux continu et en direct sur Internet ».
Eclairé par cette décision, le Conseil d’Etat a statué au fond et annulé la décision du CSA le 24 juillet. Selon la Haute juridiction, si la société Playmédia, par son activité, est bien susceptible de présenter le caractère d’un distributeur de services, la condition que la distribution de services soit destinée à des abonnés fait défaut. La notion d’abonnés doit s’entendre des « utilisateurs liés au distributeur de services par un contrat commercial prévoyant le paiement d’un prix », écartant ainsi la définition retenue par le CSA pour lequel l’accès au service n’était pas subordonné au paiement d’un prix.
Cet arrêt apporte des précisions sur l’application de l’obligation de must carry qui a vocation à s’appliquer à tout distributeur proposant ses services à des utilisateurs moyennant paiement. Le must carry a fait l’objet de vifs débats dans le cadre des travaux législatifs préparatoires au projet de loi audiovisuel. Si aucune annonce n’a été faite à ce stade sur le sujet par le ministère de la culture, une évolution, confirmation et/ou un ajustement du cadre légal exposé n’est pas à exclure, et pourrait figurer dans le projet de loi, ou introduit par voie d’amendements lors de l’examen du texte au Parlement.
Devant les juridictions judiciaires, des précisions sur le régime des liens hypertextes profonds et de la « transclusion » au regard du droit voisin de l’entreprise de communication audiovisuelle
Le volet judiciaire de l’affaire a commencé lorsque Playmédia saisit le Tribunal de commerce de Paris d’une action en concurrence déloyale à l’encontre de France Télévisions, lequel s’est déclaré incompétent au profit du Tribunal de grande instance (TGI) de Paris le 24 octobre 2012.
Par un jugement du 9 octobre 2014, le TGI de Paris a rejeté l’ensemble des demandes de la société Playmédia et condamné la société pour contrefaçon ainsi qu’à un million d’euros de dommages et intérêts.
La Cour d’appel de Paris a confirmé la décision de première instance et condamné, le 2 février 2016, la société Playmédia à verser 200.000 euros à France Télévisions pour contrefaçon de droits voisins, et 150.000 euros au titre de la concurrence déloyale pour avoir permis d’accéder sur son site sans autorisation aux programmes de France Télévisions depuis leur plateforme propriétaire Pluzz grâce à des liens profonds et à la technique dite de « transclusion ».
Dans cet arrêt, la Cour d’appel s’est écartée de l’analyse de la CJUE appliquée au droit d’auteur en retenant que sa jurisprudence ne s’appliquait qu’au droit d’auteur et non au droit voisin de l’entreprise de communication audiovisuelle, sur lequel France Télévisions se fondait.
La jurisprudence de la CJUE retient, en matière de droit d’auteur, que la publication d’un lien hypertexte constitue un acte de communication au public, mais que celui-ci ne relève pas du droit d’autoriser de l’auteur si le contenu du lien n’est pas destiné à un public nouveau. Elle a également considéré, dans son arrêt Reha Training du 31 mai 2016, que la notion de communication au public devait faire l’objet d’une même appréciation en droit d’auteur et en droits voisins.
La Cour de cassation saisie du pourvoi formé par la société Playmédia, après un sursis à statuer dans l’attente de l’arrêt de la CJUE, a confirmé l’arrêt d’appel en considérant que la société France Télévisions bénéficiait, en sa qualité d’entreprise de communication audiovisuelle, du droit exclusif d’autoriser la mise à disposition du public en ligne de ses programmes et œuvres diffusés sur son site Pluzz. Ce droit est reconnu aux services de radio et de télévision par le Code de la propriété intellectuelle à l’article L.216-1 alors qu’il ne l’est pas dans les directives européennes. La Cour de cassation s’est appuyée sur l’arrêt C-More de la CJUE du 26 mars 2015 dans lequel il avait été jugé que l’article 3.2 de la directive 2001/29/CE du 22 mai 2001 sur le droit d’auteur ne s’oppose pas à une réglementation qui étend le droit voisin des organismes de radiodiffusion à des actes de communication au public consistant en la transmission de rencontres sportives réalisées en direct sur internet par l’insertion sur un site internet de liens cliquables grâce auxquels les internautes accèdent à la transmission en direct, sur un autre site.
La Cour d’appel de Paris, puis la Cour de cassation, ont donc adopté une position fondée sur les droits voisins reconnus aux entreprises de communication audiovisuelle. Il en résulte deux régimes distincts en matière de mise à disposition de contenus par le biais de lien hypertexte selon que l’on se trouve à la place des ayants droits (auteurs, artistes, producteurs) et des exploitants (diffuseurs). En l’espèce, le droit national assure aux exploitants une protection plus large qu’aux ayants droits en refusant d’étendre aux droits voisins de l’entreprise de communication l’interprétation que la Cour de justice applique à la transclusion pour limiter les droits des ayants droits.