La théorie de l’abus de droit dans l’exercice du droit moral a de beaux jours devant elle
Les décisions sanctionnant l’abus de droit sont suffisamment rares en droit d’auteur pour mériter d’être signalées. Elles deviennent un véritable objet de curiosité en matière musicale où les contentieux sont rares alors que ce secteur est un terreau propice aux contentieux en raison de la multiplicité des ayants droit, mais également de la variété des modes d’exploitation envisageables.
L’opposition systématique des héritiers de l’auteur des paroles à tout projet d’utilisation dérivée proposé par l’éditeur, avait conduit au blocage de l’exploitation de ces deux œuvres musicales. Tenu à une obligation d’exploitation permanente et suivie, l’éditeur était contraint de ne pas donner suite à ces projets compte tenu du refus systématique opposé par les deux héritiers du parolier des œuvres, sans prise en compte de la position favorable exprimée par les autres ayant droit.
C’est dans ces conditions que l’un des coauteurs de la musique a finalement assigné les héritiers réfractaires pour voir sanctionner leur abus notoire dans le non usage des droits d’exploitation des deux œuvres. L’article L.122-9 du CPI sanctionnant l’abus notoire dans l’usage ou le non usage « des droits d’exploitation » de la part des représentants de l’auteur décédé n’étant pas applicable en l’espèce compte tenu de leur cession à l’éditeur, le débat s’est naturellement recentré sur l’application de l’article L 121-3 du CPI et la question de l’abus dans l’exercice post mortem du droit moral.
Les ayants droit de l’auteur défunt faisaient valoir que l’article L.121-3 du CPI ne leur était pas opposable s’agissant d’œuvres déjà divulguées et que ce texte était réservé aux seules œuvres posthumes. Pour mémoire, l’article L.121-3 du CPI dispose qu’ « en cas d’abus notoire dans l’usage ou le non usage du droit de divulgation de la part des représentants de l’auteur décédé (…), le tribunal de grande instance peut ordonner toute mesure appropriée ».
Le Tribunal écarte cette interprétation littérale non conforme à l’esprit du texte, et s’emploie à caractériser dans sa motivation, l’abus notoire de l’usage post mortem du droit moral.
Conformément à une jurisprudence classique qui retient que le droit moral n’est pas discrétionnaire et doit s’exercer au service de l’œuvre, en accord avec la personnalité de l’auteur, telle que révélée et exprimée de son vivant, le Tribunal relève tout d’abord qu’en l’espèce, l’auteur défunt a autorisé de multiples exploitations secondaires des œuvres en litige : adaptation publicitaire, reproduction sur la bande son de plusieurs films, illustration d’une pièce de théâtre et adaptation dans une langue étrangère.
Cette méthode consistant à apprécier l’atteinte à travers le seul prisme de la volonté (exprimée ou supposée) de l’auteur ne pouvant à elle seule permettre de conclure à l’existence d’un abus, le Tribunal analyse ensuite un à un les motifs de refus opposés par les héritiers.
Il retient tout d’abord que l’absence de réponse ou un simple « non » ou encore la seule notification de leur refus non motivé caractérise une absence de justification..
S’agissant des refus « motivés », le Tribunal apprécie leur légitimité au regard d’autres éléments contextuels, notamment au regard de l’autorisation systématiquement donnée par l’auteur de son vivant pour des utilisations variées, de l’autorisation donnée par les autres titulaires de droits sur les projets d’exploitation soumis par l’éditeur, du défaut de preuve du risque d’atteinte à l’esprit de l’auteur par les projet proposés par l’éditeur, et du caractère systématique du refus des héritiers caractérisant l’abus notoire au préjudice des autres titulaires de droits.
Sur les treize refus opposés, le Tribunal retient que seul un d’eux peut apparaître justifié au regard du droit moral, s’agissant de la transformation des paroles de lune des deux chansons pour y substituer un slogan publicitaire.
Le Tribunal condamne les défendeurs, sous le bénéfice de l’exécution provisoire, à verser aux autres coauteurs et à leurs ayants cause, la somme de 80.000 euros en réparation du préjudice résultant de la perte de la quote-part au titre des droits de synchronisation et des droits de diffusion SACEM.
Le montant de cette condamnation peut sembler inhabituellement élevé si l’on considère qu’elle trouve sa cause dans la violation du droit moral. Elle est en réalité relativement faible en regard de la perte réelle des sommes qui auraient été versées si ces exploitations secondaires avaient eu lieu.
Emmanuel EMILE-ZOLA-PLACE