Lanceur d’alerte : la bonne foi selon le Conseil d’état
Par un arrêt SNCF en date du 8 décembre 2023, le Conseil d’Etat a écarté la bonne foi d’un salarié se prévalant du statut de lanceur d’alerte, en retenant que celui-ci n’avait pas voulu, ou pas été en capacité de préciser et d’étayer ses allégations par des éléments factuels (CE, 8 déc. 2023, 435266). En l’espèce, les accusations formulées étaient particulièrement graves et le salarié disposant par ailleurs d’un mandat protecteur, son licenciement était assujetti à l’autorisation préalable de l’inspection du travail, décision sujette au contrôle des juridictions administratives.
Une mise en perspective s’impose. Depuis la Loi du 21 mars 2022 visant à améliorer la protection des lanceurs d’alerte, la définition légale contenue dans la loi Sapin 2 (du 9 décembre 2016) a quelque peu évolué. Sans entrer dans les détails, il en résulte notamment la disparition de l’exigence d’un signalement ‘désintéressé’, remplacée par l’exigence d’une absence de ‘contrepartie financière directe’ (étant rappelé qu’il a récemment été jugé que les salariés lanceurs d’alerte, pour leur part, n’étaient toutefois pas soumis à cette condition – Cass. soc., 13 sept. 2023, 21-22301). L’exigence de bonne foi étant, quant à elle, demeurée inchangée.
Cette nouvelle définition a été transposée dans le Code du travail à l’article L.1132-3-3 désormais ainsi rédigé : « Aucune personne ayant témoigné, de bonne foi, de faits constitutifs d’un délit ou d’un crime dont elle a eu connaissance dans l’exercice de ses fonctions ou ayant relaté de tels faits ne peut faire l’objet des mesures mentionnées à l’article L. 1121-2 ».
La Chambre sociale de la Cour de cassation a récemment eu l’occasion de confirmer ce qu’elle entendait par ‘mauvaise foi’, exclusive du statut protecteur. La question était d’importance dès lors qu’une sanction prise en violation d’un tel statut encourt la nullité. Dans sa décision (Cass soc. 13 septembre 2023 N°21-22.301), la Chambre sociale a ainsi jugé que « la mauvaise foi ne pouvait résulter que de la connaissance de la fausseté des faits dénoncés et non de la seule circonstance que les faits dénoncés n’étaient pas établis ». Peu importe que cette affaire fût rendue sous l’égide de la rédaction antérieure de L.1132-3-3, l’exigence de bonne foi n’ayant pas été modifiée.
Dans l’arrêt du Conseil d’Etat, il est jugé que « les accusations d’une particulière gravité proférées par M. A… dans les courriers électroniques litigieux sont formulées en des termes généraux et outranciers, sans que l’intéressé ait été par la suite en mesure de les préciser d’aucune manière. Elles s’inscrivent, en outre, dans le cadre d’une campagne de dénigrement dirigée contre son ancien supérieur hiérarchique direct, se traduisant par la mise en cause répétée de celui-ci pour des pratiques illégales que M. A… n’a jamais étayées par le moindre élément factuel, le requérant n’ayant, par exemple, pas donné suite à la demande de précision de la direction de l’éthique de la SNCF qu’il avait saisie en 2013, en des termes allusifs, d’accusations de fraude. M. A… ne peut, dans ces conditions, être regardé comme ayant agi de bonne foi ».
A première vue, les définitions retenues par les hautes Cours diffèrent puisque le Conseil d’Etat n’exige pas la démonstration par l’employeur que le salarié avait connaissance de la fausseté de ses allégations pour retenir la mauvaise foi, à la différence de la Cour de cassation.
Cette lecture serait quelque peu étonnante, voire choquante : cela signifierait que les juridictions administratives, compétentes sur ce sujet pour les salariés protégés, auraient une acception plus large de la mauvaise foi. Or, pas de bonne foi, pas de statut protecteur. In fine, les salariés protégés seraient donc moins bien lotis que les salariés non-protégés. Une telle bizarrerie interrogerait nécessairement.
Une autre lecture pourrait consister à voir, dans la décision du Conseil d’Etat, une définition de ‘la fausseté des faits’ telle que visée par la Cour de cassation. Pour dire les choses autrement, le fait que le salarié n’ait pas souhaité ou n’ait pas été en capacité de caractériser ses accusations par des éléments factuels précis serait de nature à établir ‘la fausseté’ de ses allégations. Il n’est pas certain que cette lecture soit la bonne ; elle parait néanmoins souhaitable pour des raisons d’équité entre les salariés protégés et les autres salariés. Et elle simplifierait quelque peu la situation pour ces employeurs qui font face à des ‘lanceurs d’alerte’ opportuns, plus nombreux depuis la Loi de mars 2022 (nous pensons à ces employés qui se déclarent soudainement lanceurs d’alerte au moment même où une procédure disciplinaire est engagée à leur encontre).
Notons au passage que la rédaction de L.1132-3-3 évoque la notion de témoignage (« Aucune personne ayant témoigné…). Par définition, le témoignage désigne, au sens large, la déclaration par laquelle un individu fait état de sa connaissance personnelle d’un fait ou d’un événement. Sans élément factuel ou évènement précis, peut-on considérer qu’il y a témoignage ? Sans doute pas, et c’est peut-être aussi le fondement du raisonnement du Conseil d’Etat.
Nul doute que la Chambre sociale saisira une prochaine occasion pour préciser sa position à cet égard. Dans un souci de sécurité juridique, il faut du moins l’espérer. Car la protection des ‘vrais’ lanceurs d’alerte exige un régime clair et unifié.