- Rappel du cadre réglementaire de la CJIP
La convention judiciaire d’intérêt public (« CJIP ») est une sorte de « transaction » à l’initiative du procureur de la République, proposée à une personne morale mise en cause pour certains délits spécifiques, destinée à éteindre l’action publique en échange de l’engagement de verser au Trésor public une amende fixée de manière proportionnée aux avantages tirés des manquements constatés[1] et/ou en se soumettant à un programme de conformité[2].
Un des avantages de la CJIP réside dans le fait qu’elle n’emporte pas déclaration de culpabilité de la personne morale mise en cause, et n’a pas la nature et les effets d’un jugement de condamnation (absence d’inscription au casier judiciaire, d’exclusion des marchés publics, d’atteinte à la qualité de leur évaluation par des tiers et le prononcé de peines complémentaires).
Le parquet conserve toutefois la possibilité de poursuivre pénalement les personnes physiques (représentants légaux de la personne morale mise en cause, auteurs ou complices). Un règlement simultané et conjoint de la situation des personnes morales et physiques peut néanmoins être opéré si les faits le permettent.
La CJIP vise particulièrement les infractions de corruption et de fraude fiscale et leur blanchiment, mais s’étend également à toute infraction connexe[3].
La loi du 24 décembre 2020[4] a ajouté une compétence au profit du procureur de la République financier pour la poursuite, l’instruction et le jugement des délits prévus à l’article L. 420-6 du Code de commerce[5].
Bien que l’article L. 420-6 du Code de commerce[6] ne vise que les personnes physiques, le parquet national financier (« PNF ») s’estime cependant compétent pour en connaitre, en raison de la fin du principe de spécialité de la responsabilité des personnes morales, à l’encontre des personnes morales sur le fondement de l’article 121-2 du Code pénal, selon lequel les personnes morales sont responsables pénalement des infractions commises, pour leur compte, par leurs organes ou représentants.
- La validation de la CJIP conclue avec PAPREC GROUP concernant des faits susceptibles de recevoir la qualification d’entente anticoncurrentielle
Par un communiqué de presse du 11 février 2025, le procureur de la République financier a annoncé que le président du tribunal judiciaire de Paris avait validé une CJIP avec PAPREC GROUP (« PAPREC ») (leader français du recyclage (tri, collecte recyclage et valorisation) et troisième acteur de la valorisation énergétique) concernant des chefs d’accusation de blanchiment aggravé, corruption active et passive d’agent public national, favoritisme, recel de favoritisme et d’ententes illicites.
Cette affaire a été portée à la connaissance du PNF par la brigade interdépartementale d’enquêtes de concurrence (« BIEC ») par des signalements réalisés sur le fondement de l’article 40 du CPP concernant des suspicions d’infractions en matière d’atteintes à la probité et d’ententes anticoncurrentielles.
Une information judiciaire a été ouverte, dont les investigations ont permis de confirmer les soupçons à l’origine des signalements effectués auprès du PNF.
Outre des faits relatifs aux infractions de blanchiment de fraude fiscale, de recel de favoritisme et de corruption active de personne chargée de mission de service public, cette CJIP concerne également des faits susceptibles de recevoir la qualification d’entente illicite au sens de l’article L. 420-1 du Code de commerce.
Il est en effet relevé qu’entre 2013 et 2021, PAPREC se concertait avec plusieurs concurrents afin de limiter l’accès au marché ou le libre exercice de la concurrence par d’autres entreprises pour faire obstacle à la fixation des prix par le libre jeu du marché.
Ces concertations intervenaient plus particulièrement dans le cadre de procédures d’appel d’offres sur certains marchés publics locaux via le dépôt d’offres de couverture non compétitives ou d’engagements de non-concurrence consistant pour un concurrent à ne pas déposer d’offre concurrente à celle de PAPREC.
Le PNF a proposé à PAPREC, qui l’a accepté :
- le paiement d’un montant total de d’amende d’intérêt public de 17 538 990 € (dont 4 190 000 € au titre de la part restitutive et 13 348 990 € au titre de la part afflictive) ; et
- l’obligation de se soumettre, pour une durée maximale de trois ans, et sous le contrôle de l’Agence française anticorruption (« AFA »), et à ses frais[7], à un programme de mise en conformité (audit et mise en place le cas échéant d’un code de conduite, d’un dispositif d’alerte interne, cartographie des risques, etc.).
En conséquence, la CJIP éteint l’action publique à l’égard de PAPREC concernant les faits y étant exposés.
- L’utilisation du mécanisme de la CJIP : une nouvelle illustration du mouvement de repénalisation du droit de la concurrence
Cette CJIP, par laquelle le PNF utilise pour la première fois ses attributions en matière de d’infractions au droit de la concurrence connexes à des infractions pénales, illustre la tendance actuelle de repénalisation du droit de la concurrence.
Ce mouvement de repénalisation a trouvé une illustration flagrante par la transmission par le rapporteur général de l’Autorité de la concurrence (l’ « Autorité ») ou la DGCCRF (BIEC), sur le fondement de l’article 40 du CPP, de signalements au procureur de la République[8], dont l’utilisation par l’Autorité a été validée par la cour d’appel de Paris[9]. Rappelons également que les personnes physiques bénéficient d’une immunité pénale lorsque leur entreprise a bénéficié d’une exonération totale des sanctions pécuniaires au tire de la clémence[10], et que l’Autorité a précisé qu’elle s’abstiendrait de tout signalement adressé au parquet lorsque des entreprises bénéficient d’une exonération, même partielle.
Ce recours à l’article 40 du CPP fait l’objet d’une controverse, notamment en ce qui concerne les droits de la défense puisque les entreprises ne bénéficient pas de certaines garanties offertes en cas d’opérations de visite et saisie fondées sur l’article L. 450-4 du Code de commerce (présence des avocats, remise de procès-verbaux inventoriant les documents saisis) et en ce qui concerne les pouvoirs supplémentaires qui peuvent être utilisés (interceptions téléphoniques, vidéo surveillance, garde à vue, etc.).
Force est toutefois de constater que la finalité de ces mécanismes diffère puisque, d’un côté, le recours à l’article 40 du CPP vise à atteindre une meilleure efficacité de l’action administrative (outil de signalement utilisé par l’Autorité[11] pour être rendu destinataire de commissions rogatoires du juge d’instruction et accéder in fine au dossier pénal dont elle pourra se servir[12]), alors que, d’un autre côté, la négociation d’une CJIP poursuit un objectif répressif fondé exclusivement sur le droit pénal.
Enfin, concernant notamment le risque que des mêmes faits soient sanctionnés deux fois (risque de violation du principe de non bis in idem), le PNF a précisé qu’il se coordonnerait avec l’Autorité (régulateur historique) afin de « respecter l’objectif partagé d’assurer l’efficacité et la cohérence du traitement des contentieux administratif et pénal, notamment s’agissant des sanctions »[13], mais également, le cas échéant, avec les autorités de poursuite étrangères (Departement of Justice, Serious Fraud Office, etc.).
[1] Dans la limite de 30% du CA moyen annuel du groupe auquel appartiennent les sociétés dont les comptes sont consolidés
[2] Pour une durée de 3 ans maximum
[3] Selon l’article 203 du CPP, sont connexes les infractions, soit :
- lorsqu’elles sont commises en même temps par plusieurs personnes réunies,
- lorsqu’elles sont commises par différentes personnes, même en différents temps et en divers lieux, mais par suite d’un concert formé à l’avance entre elles,
- lorsque les coupables ont commis les un des pour se procurer les moyens de commettre les autres, pour en faciliter, pour en consommer l’exécution, ou pour en assurer l’impunité,
- lorsque des choses enlevées, détournées ou obtenues à l’aide d’un crime ou délit ont été, en tout ou en partie, recelées.
[4] Loi n° 2020-1672 du 24 décembre 2020 relative au Parquet européen, à la justice environnementale et à la justice pénale spécialisée
[5] Cf. article 705 du CPP, 9°
[6] L’article L. 420-6 du Code de commerce est le seul article ayant subsisté à la dépénalisation du droit de la concurrence initiée par l’ordonnance du 1er décembre 1986
[7] PAPREC s’engage à ce titre à provisionner jusqu’à 1 000 000 € pour couvrir les frais occasionnés par l’accomplissement de la mission de contrôle sous la responsabilité de l’AFA
[8] Cf. pour les dernières en date, les décisions ci-après : Adlc, décision n° 24-D-09 du 29 octobre 2024 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur du matériel électrique basse tension ; Adlc, décision n° 24-D-06 du 21 mai 2024 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des produits préfabriqués en béton
[9] CA Paris, 1er juillet 2021, n° 2019/06816
[10] Cf. article L. 420-6-1 du Code de commerce
[11] Cf. article L. 462-6 du Code de commerce
[12] Cf. article L. 463-5 du Code de commerce
[13] PNF, synthèse 2021, p. 14