Les limites à la garantie légale d’éviction dans le cadre de la cession de titres
Arrêt de la Chambre commerciale de la Cour de cassation du 6 novembre 2024, n°23-11.008
La garantie d’éviction du fait personnel doit être proportionnée à la protection des intérêts légitimes de l’acquéreur à raison de l’acquisition à laquelle il a procédé sans porter une atteinte disproportionnée à la liberté d’entreprendre.
La délimitation de l’interdiction de concurrence résultant de cette garantie d’éviction (quant à l’activité interdite et quant au cadre spatio-temporel dans lequel cette activité est interdite) s’apprécie in concreto, au regard de l’activité et du marché concerné.
- Rappels concernant la garantie légale d’éviction en matière de cession de droits sociaux
Pour rappel, la garantie d’éviction, dont la définition n’a pas varié depuis 1804, est codifiée à l’article 1626 du Code civil qui dispose que « quoique lors de la vente il n’ait été fait aucune stipulation sur la garantie, le vendeur est obligé de droit à garantir l’acquéreur de l’éviction qu’il souffre dans la totalité ou partie de l’objet vendu, ou des charges prétendues sur cet objet, et non déclarées lors de la vente. »
Dans le cadre d’une cession de titres, le vendeur est tenu, au titre de cette garantie légale, de garantir l’acquéreur non seulement de l’éviction qui lui est personnellement imputable (généralement au titre d’une concurrence) mais également de celle qui résulte du fait des tiers (les cas d’éviction du fait des tiers sont assez rares en matière de cession de titres).
La garantie légale du fait personnel est protectrice pour l’acquéreur car elle existe de plein droit, même si l’acte de cession ne l’a pas prévu, et indépendamment de toute clause de non-concurrence. Les parties ne peuvent pas l’exclure.
La jurisprudence soumet la garantie d’éviction dans le cadre d’une cession de titres à des conditions strictes : elle ne peut être mise en œuvre que si elle empêche l’acquéreur de titres de poursuivre l’activité économique de la société et de réaliser son objet social (un simple empêchement au développement de l’activité de la société ou la seule diminution de valeur des titres cédés est insuffisant).
- Précisions apportées par la Cour de cassation sur les limites de la garantie d’éviction
Dans l’espèce commentée, les deux associés fondateurs d’une société spécialisée dans l’édition de solutions « Open Source » qui avait développé une solution de messagerie et de travail collaboratif ont cédé leurs actions de cette société à une autre société intervenant sur le marché des prestations de services informatiques, dont ils sont devenus actionnaires dans le cadre de l’opération. Dans le cadre de l’opération de vente, les deux cédants sont également devenus salariés de la société dont ils ont vendu leurs actions.
Un peu moins de 3 après la cession de leurs actions, ils ont démissionné de leurs contrats de travail et ont vendu leurs actions de la société acquéreuse.
Cinq mois après cette démission (soit trois ans et cinq mois après la cession par les cédants de la société qu’il avait créée), l’un des cédants a créé une société spécialisée dans l’édition de logiciels que l’autre cédant a rejoint un an après sa création (soit quatre ans et cinq mois après la cession). Cette société a ensuite mis en ligne la première version d’un logiciel de messagerie collaborative (cinq ans après la cession).
Compte tenu de cette concurrence, la société acquéreuse, invoquant la garantie légale d’éviction du fait personnel, a assigné les deux associés cédants en restitution partielle de la valeur des actions cédées et en réparation de leur préjudice.
La Chambre commerciale a rejeté le pourvoi de la société acquéreuse contre l’arrêt de la Cour d’appel de Paris qui avait rejeté ses demandes (arrêt du 24 novembre 2022), estimant que la Cour d’appel a pu retenir, au regard des constatations et appréciations, que les deux cédants n’avaient pas méconnu les obligations résultant de la garantie légale d’éviction à laquelle ils étaient tenus.
Dans son arrêt, la Chambre commerciale de la Cour de cassation :
- énonce que l’exigence légale de non-concurrence née de la garantie d’éviction doit être proportionnée à la protection des intérêts légitimes de l’acquéreur à raison de l’acquisition à laquelle il a procédé sans porter une atteinte disproportionnée à la liberté du commerce et de l’industrie et, par conséquent, à la liberté d’entreprendre, laquelle a valeur constitutionnelle, et
- considère que la Cour d’appel a déduit à bon droit que l’interdiction de concurrence doit être délimitée quant à l’activité interdite et quant au cadre spatio-temporel dans lequel cette activité est interdite, cette délimitation s’appréciant in concreto, au regard de l’activité et du marché concerné.
En effet, la Chambre commerciale de la Cour de cassation rappelle que la Cour d’appel a relevé que la garantie légale d’éviction est invoquée à propos de la cession des titres d’une société qui intervient sur le marché du développement des produits informatiques et des prestations de service y afférentes, où l’innovation technologique est rapide, faisant ainsi évoluer les services et prestations offertes d’une année sur l’autre, et retient qu’interdire pendant plusieurs années à des cédants d’une société intervenant sur un marché aussi innovant et évolutif que celui des prestations informatiques de se rétablir apparaît disproportionné par rapport à la protection des intérêts du cessionnaire, laquelle doit se conjuguer avec la protection de la liberté d’entreprendre.
Il ressort de cet arrêt que l’obligation légale de non-concurrence résultant de la garantie d’éviction doit donc s’apprécier, dans le cadre d’une cession de titres de sociétés, au regard du secteur économique concerné.