Liberté d’expression et présomption d’innocence : l’application de la balance des intérêts dans l’affaire « Grâce à Dieu »
Cass. Civ. 1ère, 6 janvier 2021, FS-P+I, n°19-21.718
Dans son arrêt du 6 janvier 2021, la première chambre civile de la Cour de cassation a confirmé le rejet de la demande de suspension de diffusion du film « Grâce à Dieu ». Cet arrêt offre une parfaite illustration de l’application du contrôle de proportionnalité opéré par la Cour de cassation et, tout particulièrement, de sa mise en œuvre de la méthode de balance des intérêts lorsque deux droits fondamentaux concurrents (en l’occurrence présomption d’innocence et liberté d’expression) s’opposent.
En l’espèce, le film « Grâce à Dieu », qui retrace le combat de victimes d’actes de pédophilie au sein de l’Eglise catholique, mettait en scène l’ex-prêtre du diocèse de Lyon, Bernard Preynat. Sa sortie en salle était prévue pour février 2019 alors que Bernard Preynat n’avait pas encore été jugé pour les faits repris dans le film, de sorte qu’il était toujours présumé innocent. Deux cartons d’avertissement en début et fin de film rappelaient respectivement que l’œuvre était une fiction basée sur des faits réels, et que Bernard Preynat bénéficiait toujours de la présomption d’innocence.
Le père Preynat avait saisi le juge des référés pour voir ordonner la suspension de la diffusion du film, et ce, jusqu’à ce qu’une décision de justice définitive soit rendue sur sa culpabilité, estimant que l’œuvre avait porté atteinte à sa présomption d’innocence et, plus largement, à son droit à un procès équitable.
Les juges de référé du tribunal de grande instance de Paris (TGI Paris, ord. réf., 18 févr. 2019, n°19/14/499), puis ceux de la cour d’appel de Paris (CA Paris, pôle 1 – ch. 3, 26 juin 2019, n°19/03880) rejetèrent cette demande. Bernard Preynat se pourvut alors en cassation.
Dans son arrêt du 6 janvier 2021, la première chambre civile de la Cour de cassation rejette le pourvoi au visa des articles 6 et 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et de l’article 9-1 du code civil, considérant que la suspension de la diffusion de l’œuvre jusqu’à ce qu’une décision définitive sur la culpabilité du demandeur soit rendue constituerait une mesure disproportionnée aux intérêts en jeu.
Tout d’abord, la Cour énonce que le droit à la présomption d’innocence et le droit à la liberté d’expression ont la même valeur normative. Cette reconnaissance de l’égalité des droits des justiciables procède de la nouvelle méthode de raisonnement de la Cour de cassation, qui, dans une jurisprudence antérieure (Cass. civ. 1ère 30 sept. 2015, n°14-16.273 FS-P+B), avait adopté une pareille démonstration s’agissant d’un conflit opposant droit au respect de la vie privée et liberté d’expression. Bien que cette égalité ne soit inscrite dans aucune norme, elle est désormais consacrée par la Cour de cassation s’inspirant de la Cour européenne des droits de l’homme, rejetant ainsi toute hiérarchie des droits fondamentaux au profit d’un contrôle de proportionnalité étendu.
Ainsi, selon la Cour de cassation, il appartient au juge saisi de mettre en balance présomption d’innocence et liberté d’expression en fonction des intérêts en jeu et de privilégier la solution la plus protectrice de l’intérêt le plus légitime. Cette mise en balance doit être effectuée en considération, notamment, de la teneur de l’expression litigieuse, sa contribution à un débat d’intérêt général, l’influence qu’elle peut avoir sur la conduite de la procédure pénale et la proportionnalité de la mesure demandée. Ces critères reprennent ceux énoncés par les juges européens dans l’arrêt Bédat c/ Suisse, rendu en matière de violation du secret de l’enquête et de l’instruction.(CEDH, gr. ch., 29 mars 2016, Bédat c/ Suisse, n°56925/08, §60)
Le film en cause n’étant pas un documentaire mais une œuvre de fiction s’inscrivant dans une actualité et dans un débat d’intérêt général, il est justifié, pour la Cour, que, en l’espèce, la liberté d’expression prévale sur la présomption d’innocence. A ce titre, il convient de rappeler que l’article 10 de la Convention comprend également la liberté d’expression artistique, lorsque celle-ci permet de participer à l’échange public des informations et des idées culturelles, politiques et sociales de toutes sortes (CEDH 24 mai 1988, Müller et a. c/ Suisse, n°10737/84, §27 et 33).
De plus, l’arrêt approuve l’analyse des juges du fond au sujet de l’affichage de cartons d’avertissement apparaissant en début et fin de film ; ces cartons constituaient une mesure proportionnée, tous les spectateurs étant ainsi informés de la présomption d’innocence au jour de la sortie du film. La Cour n’a pas estimé avoir à se prononcer sur l’argument du demandeur soulignant la brièveté de l’affichage de ces deux cartons qui ne pouvaient selon lui faire disparaître une conviction qu’a nourri deux heures quinze de film.
La Cour conclut que la mesure de suspension réclamée par le demandeur dans l’attente d’une décision définitive aurait pu avoir pour conséquence de reporter la sortie du film à plusieurs années, ce dont il aurait résulté une atteinte grave et disproportionnée à la liberté d’expression.
Samuel Brami