L’indemnisation du gain manqué en présence d’une rupture brutale et d’une concurrence déloyale simultanées
La Cour d’appel de Paris s’est prononcée sur les modalités de l’indemnisation due à une société victime d’un double manquement fautif simultané : la rupture brutale de ses relations commerciales par deux de ses clients, d’une part, et la concurrence déloyale par détournement de clientèle commise par une société nouvellement créée par une ancienne salariée avec la complicité de l’un de ses clients, d’autre part.
Les faits étaient les suivants : la société Empreinte Publicitaire avait pour activité spécialisée l’impression numérique et la publicité adhésive. Elle comptait parmi ses employés une assistante commerciale dont le travail et les qualités étaient reconnus par les clients. Cette salariée était tenue d’une obligation de discrétion et de non-concurrence mais seulement pendant la durée du contrat de travail qui la liait à Empreinte Publicitaire. Au bout de quelques années, cette salariée démissionna et constitua, de façon concomitante, avec l’un des clients d’Empreinte Publicitaire une nouvelle société, Print and Cut, dont l’activité était concurrente de celle de l’ancien employeur de l’assistante commerciale : Print and Cut intervenait dans la fabrication d’imprimés et de supports d’information physiques ou dématérialisés, la création graphique, l’impression numérique, la découpe et la pose adhésive. Toujours de façon concomitante, cette salariée récupéra le fichier des clients et des fournisseurs d’Empreinte Publicitaire, avant de quitter la société.
Postérieurement à ces faits, deux clients d’Empreinte Publicitaire résilièrent leur contrat sans accorder à leur partenaire de préavis suffisant, et eurent recours au service de Print and Cut nouvellement créée.
Une action en rupture brutale des relations commerciales établies fut, dans un premier temps, intentée avec succès par Empreinte Publicitaire contre les deux clients indélicats, obtenant ainsi leur condamnation à être indemnisée du préjudice résultant de l’absence de préavis : son gain manqué sur les quelques mois de préavis que ces deux clients auraient dû lui accorder avant la fin effective de leur relation, pour lui permettre de mener les actions de reconversion nécessaires et retrouver un ou plusieurs cocontractants équivalents.
Une action en concurrence déloyale fut, dans un second temps, dirigée par Empreinte Publicitaire contre Print and Cut au motif d’actes fautifs commis par ses dirigeants et ayant abouti à un détournement de sa clientèle. Était, bien sûr, en cause la récupération par l’ancienne assistante commerciale d’Empreinte Publicitaire de la liste de ses clients et de ses fournisseurs.
Dans un arrêt du 6 novembre 2024, la Cour d’appel de Paris a accordé à Empreinte Publicitaire une indemnisation pour le préjudice économique que lui avait causé l’acte de concurrence déloyale commis par Print and Cut. La Cour a analysé ce préjudice comme constitué par le gain manqué par Empreinte Publicitaire, imputable au détournement de ses deux clients, sur la période durant laquelle Empreinte Publicitaire pouvait légitimement compter sur la continuation des contrats avec ceux-ci.
La nature du préjudice indemnisé est ainsi identique, qu’il s’agisse du préjudice issu de la rupture brutale ou du préjudice issu de la concurrence déloyale par détournement de clientèle : le gain manqué. Ce qui diffère est la période de calcul du préjudice et de l’indemnité : pour la sanction de la rupture brutale, le gain manqué est calculé sur la période immédiatement postérieure à l’arrêt de la relation et durant une période temporaire et définie correspondant au préavis qui devait être accordé mais qui ne l’a pas été. Pour la sanction de la concurrence déloyale, le gain manqué est calculé sur la période postérieure, en l’espèce plus longue, correspondant à la période durant laquelle le préjudice est définitif puisqu’il consiste alors en la perte définitive des deux clients détournés.
Ainsi, lorsque coexistent une rupture brutale et une concurrence déloyale, un préjudice de même nature mais sur des périodes qui se succèdent existe et le principe de la réparation intégrale du préjudice justifie que le gain manqué soit indemnisé sur les deux fondements dès lors que la période concernée n’est pas la même.
Pour mesurer et définir la période durant laquelle le gain manqué « définitif », imputable au détournement de clientèle, doit être calculé, la Cour a dû analyser quelle aurait été, en l’espèce, l’évolution normale de l’activité d’Empreinte Publicitaire avec les deux clients détournés, en l’absence du détournement. Pour cela, la Cour a retenu que devaient être prises en considération les caractéristiques des relations entretenues avec chacun d’eux. Ainsi, en l’espèce, pour le premier client, la relation a donné lieu à un chiffre d’affaires décroissant sur les trois années de la relation. Pour le second client, le chiffre d’affaires a fluctué sur ces 3 ans sans marquer une augmentation nette. A côté de ces courbes de chiffres d’affaires, la Cour d’appel a pris en considération plusieurs facteurs tels que l’ancienneté du contrat, l’absence de technicité particulière de l’activité concernée, l’absence de notoriété des prestations délivrées par Empreinte Publicitaire, l’absence d’information fiable sur la structure de l’état du marché et de la concurrence en ce domaine, l’existence de prestataires de substitution etc. La Cour a déduit de ces caractéristiques qu’en l’absence de détournement de clientèle, Empreinte Publicitaire aurait pu s’attendre légitimement à une poursuite de ces deux contrats sur une année pas plus. La Cour a ainsi fermement écarté l’estimation qui avait été faite par Empreinte Publicitaire d’une continuation de sa relation avec ses deux clients sur sept ans, qu’elle a jugé fantaisiste et dénuée de sérieux.
Enfin, pour le calcul des dommages-intérêts, la Cour a retenu comme base de référence la marge brute non par conviction mais parce que les défendeurs n’avaient pas contesté la prise en compte de cette base comptable au profit de la marge sur coûts variables. La Cour n’a donc pu que s’en tenir à la marge brute tout en prenant toutefois le soin de relever que c’est bien la marge sur coûts variables qui aurait dû servir de référence au calcul de l’indemnité.