Le 25 février 2025, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a rendu une décision majeure sur l’interopérabilité des plateformes numériques (affaire C-233/23).
En réponse à une affaire opposant Google à la filiale italienne du groupe Enel, la CJUE a estimé qu’un refus d’interopérabilité pouvait constituer un abus de position dominante, même lorsque la plateforme concernée n’était pas indispensable à l’activité d’un tiers.
Ce verdict pourrait redéfinir les règles du jeu pour les grandes plateformes numériques.
Sur le contexte de l’affaire,en 2018, Enel a lancé en Italie l’application JuicePass, destinée à localiser et réserver des bornes de recharge pour véhicules électriques. Afin d’améliorer l’expérience de l’utilisateur, l’entreprise a sollicité Google afin de rendre son application compatible avec Android Auto, une plateforme permettant d’afficher des applications mobiles sur l’écran de bord des véhicules.
Google a refusé cette intégration, arguant qu’Android Auto ne prenait en charge que certaines catégories d’applications, notamment la navigation et la messagerie.
Saisie du litige, l’autorité de la concurrence italienne a condamné Google en 2021 à une amende de 102 millions d’euros pour abus de position dominante, considérant ce refus comme visant à favoriser ses propres services, notamment Google Maps et Waze.
Google a contesté cette décision devant le Conseil d’État italien, qui a saisi la CJUE de plusieurs questions préjudicielles.
Selon la jurisprudence Bronner, lerefus d’accès à une infrastructure peut constituer un abus de position dominante si trois conditions cumulatives sont remplies (arrêt Bronner, 26 novembre 1998, C-7/97) :
- Le refus d’accès doit empêcher toute concurrence effective sur le marché.
- Il ne doit exister aucune justification objective valable au refus.
- L’infrastructure doit être indispensable à l’activité du demandeur.
Toutefois, dans la présente affaire, la CJUE a écarté l’exigence du caractère indispensable : « le refus, par une entreprise en position dominante ayant développé une plateforme numérique, d’assurer, à la demande d’une entreprise tierce, l’interopérabilité de cette plateforme avec une application développée par cette entreprise tierce est susceptible de constituer un abus de position dominante, alors même que ladite plateforme n’est pas indispensable pour l’exploitation commerciale de ladite application sur un marché en aval, mais est de nature à rendre la même application plus attractive pour les consommateurs, lorsque la même plateforme n’a pas été développée par l’entreprise en position dominante pour les seuls besoins de son activité propre ».
Ainsi, l’abus pouvait être caractérisé si la plateforme concernée rend une application plus attractive pour les consommateurs elle a été développée non pas uniquement pour l’usage interne de l’entreprise dominante, mais pour accueillir des applications tierces.
La Cour reconnaît que des motifs légitimes peuvent en théorie justifier un refus d’interopérabilité, notamment :
- Des impératifs de sécurité et d’intégrité : si l’accès à la plateforme compromettait son bon fonctionnement ou introduirait des risques systémiques.
- Des limites techniques : si aucun modèle technique adapté ne permet de garantir l’interopérabilité sans altérer la plateforme.
Si ces justifications ne sont pas établies, l’entreprise en position dominante doit développer une solution d’interopérabilité dans un délai raisonnable et peut exiger, en contrepartie, une rémunération « juste et proportionnée », tenant compte du coût de développement et de la valeur du service rendu.
Cette décision constitue un signal fort pour les géants du numérique : toute restriction d’accès à leurs plateformes devra désormais être pleinement justifiée et transparente.
Elle rappelle aussi que l’innovation et la concurrence ne doivent pas être entravées par des stratégies de verrouillage technologique.
Par cette jurisprudence, la CJUE montre sa volonté de garantir un marché numérique plus ouvert et compétitif. Les entreprises en position dominante devront désormais s’adapter à ces nouvelles règles pour éviter des sanctions lourdes.
Avec la contribution de Jade Fawaz,
Elève-avocate au sein du département de droit économique