La poursuite-bâillon est un procédé par lequel une partie va exercer une importante pression psychologique et financière sur une association ou une personne physique en l’entraînant dans des procédures juridiques longues et onéreuses afin de la dissuader de s’exprimer à l’avenir au sein de débats publics. Par cet arrêt la Cour d’appel de Paris sanctionne ce genre de pratique en consacrant à demi-mots la liberté académique du chercheur, qui pourra citer les entreprises impliquées dans ses articles de doctrine sans risquer d’être poursuivi.
En juin 2014, un professeur avait publié dans une revue juridique un commentaire d’un jugement rendu par un Tribunal correctionnel. Il relatait que, dans le cadre d’une affaire de trafic de déchets, une société avait été condamnée pour avoir commis plusieurs délits environnementaux, de faux et usage de faux. Une infraction d’élimination irrégulière de déchets était retenue, et une information judiciaire était toujours en cours pour le délit de pollution. Le professeur ajoutait à ces faits une réflexion plus personnelle notamment sur la nécessité d’un alourdissement des sanctions en cas d’infractions environnementales en considérant que celles-ci n’étaient pas suffisamment dissuasives.
La société visée n’a pas tardé à poursuivre le directeur de la publication et l’auteur de l’article, le premier pour des faits de diffamation publique envers un particulier et le second pour complicité de ce délit.
En première instance, le Tribunal a décidé que l’article 41 de la loi du 29 juillet 1881, qui dispose que ne donne lieu à aucune action en diffamation le compte rendu fidèle fait de bonne foi des débats judiciaires, n’était pas applicable en l’espèce. Il considérait en effet que l’analyse doctrinale a une autre finalité, celle de replacer une décision dans son contexte, d’en apprécier le sens et la portée et d’en critiquer l’apport de manière positive ou négative. Il retenait également que les propos tenus avaient un caractère diffamatoire au motif qu’ils imputaient aux parties civiles des condamnations pénales sans préciser leur caractère non définitif et faisaient état de l’ouverture d’une information judiciaire pour le délit de pollution.
Néanmoins, les juges avaient retenu que la bonne foi de l’auteur justifiait son propos qui portait sur un sujet légitime d’expression, d’intérêt général, et qu’aucune animosité personnelle ne ressortait du commentaire. En effet celui-ci avait été rédigé dans le style académique propre à ce genre de publication, sans outrance ni attaque, se basant de manière factuelle sur un jugement longuement motivé en fait et en droit.
Les juges soulignaient « la particulière témérité dans l’exercice de [son] droit à se constituer partie civile » dont avait fait preuve la société, qui fut condamnée à verser 2000 euros au directeur de la publication et 3000 euros à l’auteur de l’article pour procédure abusive.
Caractéristique de la procédure bâillon, l’affaire avait créé une polémique, et un rapport sur ces pratiques avaient été demandé par le secrétaire d’Etat chargé de l’Enseignement supérieur et de la Recherche pour tenter de réfléchir sur l’amélioration de la protection dont bénéficient les enseignants-chercheurs. Cela n’a pas dissuadé les plaignants d’interjeter appel.
Si l’arrêt de la Cour d’appel de Paris confirme la décision du Tribunal, il va plus loin que celle-ci dans ses motifs en précisant que le fait qu’ait été, à juste titre, écarté l’article 41 en raison de l’absence de neutralité du propos n’exclut pas que doive être prise en compte la liberté d’expression de l’auteur, y compris sous la forme d’un parti pris.
En effet, les juges de première instance avaient retenu la diffamation, mais la Cour estime que dès lors qu’aucune animosité personnelle de l’auteur vis à vis des personnes morales ou physiques en cause et qu’aucun propos étranger à la question de droit traitée ne sont constatés, « le seul fait d’examiner le caractère diffamatoire d’un article tel que celui rédigé en l’espèce […] est une atteinte à la liberté d’expression de l’auteur ».
La Cour précise que cette liberté d’expression concerne un professionnel du droit dont une part important de l’activité consiste en l’analyse de décisions, activité qui n’a pas pour seul but d’être didactique « mais doit encore nourrir le débat sur les orientations de la jurisprudence, qu’il s’agisse d’adhérer ou de proposer des évolutions souhaitées », avant de rappeler que c’est grâce à cette confrontation entre doctrine et jurisprudence qu’évolue le droit positif.
Sans être nommé, le principe de la liberté académique semble donc proclamé par la Cour d’appel. Ce principe n’implique pas nécessairement d’écarter toute prudence ; il n’est sans doute pas indispensable de nommer les parties en cause pour commenter une décision, notamment si l’affaire est toujours en cours.
Ugo-Xavier LOIACONO