CA Paris, Pôle 5-1, 12 janvier 2021, Jean Ferrat
Une nouvelle fois, les chansons de Jean Ferrat sont l’objet d’un contentieux qui est l’occasion pour les juges du fond de rappeler les principes applicables en matière d’œuvres de collaboration et d’exception de courte citation.
En l’espèce, il s’agissait pour les juges de se prononcer sur l’atteinte alléguée au droit moral de Jean Ferrat et au droit patrimonial de son éditeur en raison de la reproduction au sein d’une biographie sur l’artiste, intitulée « Je ne chante pas pour passer le temps » d’extraits de chansons dont Jean Ferrat est soit l’auteur-compositeur soit l’auteur du texte soit celui de la musique. L’éditeur des œuvres de Jean Ferrat se plaignait également, en sa qualité de cessionnaire des droits patrimoniaux, de la reproduction non autorisée du titre d’une des chansons en page de couverture de la biographie.
En première instance, l’exécuteur testamentaire investi de l’exercice du droit moral de l’auteur sur les œuvres est déclaré irrecevable à agir sur le fondement du droit moral pour un certain nombre d’œuvres et l’éditeur des chansons est débouté de ses demandes, sauf en ce qui concerne la reproduction du titre de l’une des œuvres comme titre de la biographie contestée. Ils interjettent ensemble appel du jugement.
Devant la cour d’appel, l’éditeur de la biographie contestée maintient son argumentation de première instance et soulève l’irrecevabilité des demandes portant sur des chansons dont les paroles, seules citées dans l’ouvrage, ne sont pas l’œuvre de Jean Ferrat.
Les appelants rétorquent qu’une chanson est un tout, une œuvre entière et distincte des éléments qui la composent, et que tous les textes cités dans la biographique le sont en tant que textes de chansons de Jean Ferrat. Par conséquent, selon ces derniers, quand bien même certaines chansons revendiquées seraient des œuvres composites dès lors qu’elles incorporent un texte préexistant créé par un tiers, l’exécuteur testamentaire est néanmoins recevable à invoquer une atteinte au droit moral de Jean Ferrat au titre de la reproduction du texte préexistant dont il n’est pas l’auteur.
La cour d’appel rejette l’argument et juge que les reprises litigieuses contenues dans la biographie sont exclusivement textuelles, l’exécuteur testamentaire est donc irrecevable, en application de l’article L.113-4 du Code de la propriété intellectuelle (CPI) à se prévaloir de droits sur la reproduction de textes ou de poèmes préexistants dans la rédaction desquels Jean Ferrat. ne serait aucunement intervenu, peu important que ces textes ou poèmes aient été ensuite incorporés dans des chansons composées par Jean Ferrat.
La cour examine ainsi la recevabilité à agir de l’exécuteur testamentaire à partir des circonstances de création des différentes chansons et des pièces communiquées :
- S’agissant des chansons pour lesquelles Jean Ferrat est à la fois le compositeur et l’unique parolier, la recevabilité à agir de l’exécuteur testamentaire n’est pas contestable ;
- S’agissant de celles composées par Jean Ferrat à partir de textes ou de poèmes écrits par des tiers, la cour prend tout d’abord position sur les chansons composées à partir d’un poème d’un auteur décédé (Guillaume Apollinaire) bien avant la création des chansons de Jean Ferrat, excluant toute collaboration entre le poète et le compositeur impossible. L’exécuteur testamentaire est dès lors irrecevable à agir pour ces œuvres.
S’agissant des poèmes de Louis Aragon mis en musique après la mort du poète, les appelants soutenaient qu’il s’agissait d’œuvres de collaboration, l’héritier du poète ayant signé les contrats de cession et d’édition afférents. La cour rejette là aussi l’argument en considérant que la signature desdits contrats par l’héritier du poète ne peut faire du poète le coauteur d’une œuvre de collaboration qui requiert, une contribution et une participation concertée. Dès lors en l’absence de toute participation concertée entre le poète et le compositeur, il ne s’agit pas d’œuvres de collaboration mais d’œuvres composites.
L’exécuteur testamentaire de Jean Ferrat n’a alors pas qualité à exercer le droit moral d’auteur sur les œuvres préexistantes incorporées.
Concernant les chansons dont la musique a été composée par Jean Ferrat du vivant du poète, sont exclues de la qualification d’œuvres de collaboration celles pour lesquelles il ne ressort pas des pièces produites que Jean Ferrat ait contribué ou participé de façon concertée avec Aragon., dans une communauté d’inspiration et un contrôle mutuel, à l’écriture des paroles de la chanson.
Sur le fond, l’éditeur de la biographie litigieuse se prévalait de l’exception de courte citation, retenue en première instance et contestée par les appelants au motif que les conditions posées par l’article L. 122-5, 3° du CPI n’étaient pas réunies : d’une part, le nom de l’auteur et la source n’étaient pas cités, d’autre part, les citations n’étaient justifiées par aucun caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information de l’œuvre à laquelle elles sont incorporées, enfin, les citations invoquées ne sont pas courtes.
La cour juge au contraire que les extraits de chansons reproduits ne s’inscrivaient pas dans une démarche commerciale ou publicitaire, mais étaient justifiés par le caractère pédagogique et d’information de l’ouvrage. La cour souligne sur ce point que la biographie litigieuse avait été rédigée par un journaliste spécialiste de la chanson française, ayant interviewé le compositeur à plusieurs occasions, cette biographie étant richement documentée et s’attachant à mettre en perspective les textes des chansons au travers les étapes de la vie du compositeur. Il sera précisé que la cour écarte l’argument selon lequel le compositeur aurait exprimé des réserves ou son hostilité au principe d’une biographie le concernant, ceci ne pouvant suffire à caractériser une atteinte au droit moral de l’auteur.
La cour confirme en revanche l’atteinte aux droits patrimoniaux de l’éditeur en raison de la reproduction sans autorisation, sur la couverture de la biographie, du titre d’une des œuvres de l’auteur qu’elle juge original .