CA Paris, Pôle 5–Ch. 2, 15 octobre 2021, n° RG 21/06637?
Par un arrêt du 15 octobre 2021 la Cour d’appel de Paris s’est prononcée sur l’épineuse question des conflits de juridiction en matière de droit moral et de contrats de cession de droits d’exploitation.
En l’espèce, une société éditrice américaine avait conclu en 1991 un contrat de sous-édition avec une société française gérant les droits sur les œuvres d’un compositeur français de musique de variété. En vertu de cette cession la société éditrice américaine concède en 2019 une sous-licence de synchronisation à une société de production audiovisuelle américaine pour la sonorisation d’un épisode d’une célèbre série télévisée américaine.
Le compositeur français constatant que son œuvre musicale avait été reproduite pour accompagner une scène particulièrement violente de cette série fait assigner les sociétés devant le tribunal judiciaire en vue de voir cesser l’exploitation en cause et d’obtenir réparation de l’atteinte qu’il estime avoir été portée à son droit moral d’auteur.
Or, une procédure connexe était déjà pendante devant le tribunal du district sud de New York. En effet, la société éditrice américaine ayant concédé la licence de synchronisation, avait introduit une action visant à voir constater la prolongation après le 31 décembre 2018 du contrat de sous-édition.. Cette action, introduite devant le tribunal de New York en raison d’une clause attributive de compétence, pourrait donc avoir un impact sur la validité des licences de synchronisation concédées après 2018 et notamment la licence concédée pour la sonorisation de la série américaine concernée par l’espèce.
Aussi les défenderesses ont saisi le juge de la mise en l’état d’un incident tendant à voir reconnaitre l’incompétence du tribunal judiciaire de Paris au profit du tribunal du district sud de New York en raison de la connexité des affaires ou à défaut à faire ordonner le sursis à statuer dans l’attente de l’issue de la procédure pendante aux Etats Unis.
Or, le juge de la mise en état?s’est déclaré compétent pour connaître des demandes formées par le compositeur estimant qu’il n’y avait lieu de se dessaisir au profit du tribunal newyorkais ou de sursoir à statuer dans l’attente d’une décision définitive de cette juridiction.
Les demanderesses font appel de cette ordonnance. Elles expliquent que le tribunal de New-York doit juger si la concession de la licence de synchronisation en cause a été consentie dans le respect des droits d’auteur, ce qui inclut son droit moral, sans que cette demande ne soit limitée aux seuls droits patrimoniaux. Elles en déduisent donc que la question de l’atteinte au droit moral invoquée à leur encontre devant le tribunal judiciaire de Paris est intrinsèquement liée à celle de l’examen des conditions contractuelles régissant la gestion des droits d’exploitation sur la composition musicale litigieuse et qu’en vertu de la clause attributive de compétence le tribunal judiciaire de Paris n’est pas compétent.
Le demandeur, compositeur de l’œuvre musicale, réplique que l’interprétation du contrat de sous-édition est indifférente pour déterminer l’atteinte à ses droits moraux car, quelle que soit l’issue de la procédure devant le tribunal de New York, la violation de ses droits moraux demeure, ceux-ci ne pouvant entrer dans le champ contractuel. Le compositeur en conclut qu’il n’a pas cédé ses droits moraux en vertu du contrat de sous-édition auquel il n’est pas partie, et qu’en tout état de cause, il conserve le droit de veiller à ce que l’exploitation de son œuvre respecte ses droits moraux. Enfin, il ajoute que la clause attributive de compétence du contrat de sous-édition ne lui est pas applicable puisqu’il n’y est pas partie.
La Cour d’appel donne raison à l’auteur et rappelle que le droit moral est perpétuel, inaliénable et imprescriptible, et que le contrat de sous-édition qui fait l’objet de la procédure aux Etats-Unis n’emporte donc pas une cession du droit moral d’auteur. Les droits objets de ce contrat sont les droits patrimoniaux et non le droit moral d’auteur dont le compositeur est resté titulaire. Dès lors, la validité du contrat de sous-édition, et par là même du contrat de synchronisation, n’a aucune conséquence sur le droit moral de l’auteur, celui-ci pouvant toujours s’opposer à une exploitation qui porte atteinte à l’intégrité de l’œuvre dont il est l’auteur.
De plus, la clause attributive de compétence aux juridictions américaines n’est pas applicable au litige dont est saisi le tribunal judiciaire de Paris puisque l’auteur n’était pas partie au contrat prévoyant cette clause et que le litige n’a trait qu’au seul droit moral d’auteur. La Cour retient donc que le tribunal judiciaire de Paris est compétent pour juger de l’atteinte au droit moral et qu’il n’y a pas lieu à sursoir à statuer ou à retenir l’exception de connexité.
Si cet arrêt éclaire la question des conflits de juridiction en matière de droit d’auteur, il ne se prononce pas sur le fond, et il reviendra donc au tribunal judiciaire de Paris de juger de la réalité de l’atteinte au droit moral de l’auteur en raison de l’association de sa musique à un épisode particulièrement violent d’une série télévisée, indépendamment de l’autorisation au titre des droits patrimoniaux.
Lucile Tranchard Frayssinhes