L’application pratique des principes fixés par la CJUE pour déterminer si un prestataire de service internet bénéficie du statut d’hébergeur continue de poser quelques difficultés aux juridictions nationales. C’est ce que l’illustrent les décisions divergentes rendues récemment par deux formations du même pôle de la Cour d’appel de Paris concernant la plateforme de vente Ebay.
Alors que la 12ème chambre du pôle 5 de la Cour d’appel de Paris a refusé à Ebay, dans son arrêt du 23 janvier 2012, le bénéfice de ce régime de responsabilité dérogatoire du droit commun, la 1ère chambre du même pôle de la Cour décide dans un arrêt du 4 avril 2012 que « aucun élément ne démontre que les intimées [Ebay ]auraient un rôle actif de nature à leur conférer une connaissance ou un contrôle des annonces stockées mises en ligne par les vendeurs.. qu’il en résulte que le service incriminé peut être qualifié de service d’hébergement et que c’est à raison que les intimées entendent bénéficier du régime de responsabilité d’intermédiaire technique au sens de la LCEN ».
Les deux chambres ont appliqué les mêmes principes en examinant conformément aux lignes directrices dégagées par la CJUE, s’il pouvait être attribué à Ebay un rôle actif lui conférant la connaissance ou le contrôle du contenu des annonces mises en ligne. L’on peut dès lors se demander si les circonstances propres à chacun de ces litiges ne sont pas à l’origine des solutions contradictoires retenues dans ces deux arrêts.
L’affaire jugée le 23 janvier 2012 était de nature pénale et mettait en cause Ebay au titre d’un possible délit de recel de vente de produits contrefaits commis par des particuliers ayant écoulé dans le cadre de transactions effectuées sur le site un nombre important de contrefaçons de produits de luxe. Plusieurs titulaires des marques de renommée s’étaient joints à l’action du ministère public.
Ebay a revendiqué en vain, en première instance comme en appel, l’application du statut d’hébergeur au motif que son activité de stockage des annonces des vendeurs s’effectuait sans intervention sur le contenu des offres et que le site n’intervenait pas plus dans la négociation et l’exécution des contrats conclus directement entre vendeurs et acheteurs. La revendication par Ebay d’une intervention limitée à la mise à disposition de moyens « techniques » n’a pas convaincu la juridiction pénale. Pour écarter l’argument, les juges reprennent à leur compte l’analyse déjà développée dans de précédentes décisions de la Cour d’appel de Paris concernant Ebay et reposant sur une analyse d’ensemble du modèle économique mis en œuvre par cette dernière [voir Netcom Octobre 2010].
Dans l’arrêt du 23 janvier 2012, la juridiction pénale observe ainsi que, s’il n’est pas contestable que le service fourni par Ebay implique le stockage des annonces passées par les internautes, cette activité technique d’hébergement ne constitue pas l’objet principal du service. L’activité de stockage n’occuperait même qu’une part « accessoire » dans le modèle Ebay qui repose avant tout, relèvent les juges, sur la perception d’une commission assise d’une part sur la mise en ligne de l’annonce mais aussi, d’autre part, sur le prix de chaque transaction à la conclusion de laquelle Ebay a donc un intérêt direct. La Cour relève à cet égard qu’Ebay propose plusieurs services aux internautes (gestion des ventes, assistance vendeurs, envoi de messages spontanés aux acheteurs n’ayant pas remporté une enchère pour les inciter à acquérir un produit similaire) ayant tous pour finalité de favoriser et promouvoir les transactions sur les sites. Ainsi, la perception de commissions assises sur les transactions accompagnée de la fourniture de services en relation directe avec ces transactions confère à Ebay un rôle actif et la prive du bénéfice du régime dérogatoire de responsabilité des hébergeurs.
La juridiction pénale applique en conséquence les principes habituels de la responsabilité pénale en examinant si l’élément matériel et l’élément intentionnel du délit de recel sont caractérisés en l’espèce. Elle répond par l’affirmative en considérant que Ebay connaissait le caractère illicite de l’activité des particuliers poursuivis compte tenu des ventes massives de produits contrefaits auxquels se livraient ces derniers, des signalements de la DGCCRF mais également des mesures prises par Ebay à l’égard de ces particuliers. La Cour relève à cet égard que la suspension temporaire des comptes et le retrait d’annonces auxquels le site avait procédé étaient insuffisants et que ce dernier se devait de procéder à la fermeture des comptes.
Les conséquences sont lourdes pour Ebay qui se voit ainsi condamné en qualité de receleur au paiement d’une amende de 200.000 € à laquelle s’ajoutent la condamnation in solidum avec les prévenus personnes physiques au paiement de dommages-intérêts au profit des titulaires des marques mais également la publication de la décision sur le site.
Dans le cadre de l’affaire civile jugée par la première chambre du pôle 5 de la Cour (arrêt du 4 avril 2012), l’objet du litige était différent puisque la responsabilité de Ebay était cette fois mise en cause par deux organismes représentant les brocanteurs et antiquaires professionnels se plaignant de la concurrence déloyale causée par les ventes réalisées à titre habituel par certains particuliers sur le site sans que ces derniers ne respectent les obligations légales incombant aux commerçants. Il était reproché à Ebay l’absence de mesures réelles pour lutter contre ces pratiques.
Si la Cour relève, à l’instar des juges ayant rendu l’arrêt du 23 janvier 2012, que le modèle économique mis en œuvre par Ebay repose sur la perception de commissions assises sur les transactions et que divers services annexes donnent lieu à des perceptions supplémentaires, ces éléments ne la conduisent pas pour autant à retenir que Ebay ne pourrait pas bénéficier du statut d’hébergeur. Au contraire, la Cour rappelle que la LCEN n’édicte aucune interdiction de principe à l’exploitation commerciale d’un service d’hébergeur. Elle ajoute que le simple fait que le service soit onéreux pour les vendeurs et rémunéré par une commission sur les transactions ne saurait exclure le statut d’hébergeur de Ebay dès lors que les impératifs commerciaux n’entraînent en réalité aucun contrôle sur le processus de vente et la détermination des contenus mis en ligne. Les services d’optimisation de présentation des annonces, si ils concourent à la promotion des ventes, n’en demeurent pas moins automatisés et sans incidence sur leur contenu.
N’ayant pas de rôle actif dans la détermination du contenu des annonces, Ebay bénéficie au terme de cette décision du statut d’hébergeur et échappe à toute condamnation en raison, d’une part, du caractère irrégulier des notifications effectuées par les demandeurs à Ebay en sa qualité d’hébergeur, et d’autre part, de l’absence de démonstration par ces derniers du caractère illicite des activités dénoncées.
Compte tenu des divergences d’appréciation entre les différentes formations de la Cour d’appel de Paris, l’arbitrage de la Cour de cassation serait sans doute souhaitable.
Hélèna DELABARRE