L’application du statut d’hébergeur issu de la loi pour la confiance dans l’économie numérique du 21 juin 2004 (LCEN) a une nouvelle fois retenu l’attention des juridictions françaises. La décision commentée rompt cependant avec la jurisprudence antérieure, car le statut d’hébergeur est ici refusé à un site web de partage de contenus illicites.
La société espagnole Puerto 80 exploite le site web rojadirecta.me (« Rojadirecta ») dont l’objet et de permettre le visionnage de compétitions sportives en simultané et en streaming. A cet effet, le site web met à disposition des internautes, sur sa page d’accueil, un calendrier des évènements sportifs se déroulant dans divers pays, mis à jour en permanence. Les internautes ont ensuite la possibilité de faire héberger par Rojadirecta des liens renvoyant vers des plateformes tierces, proposant de manière tout à fait illicite le visionnage en simultané des matches. Il convient de préciser que Rojadirecta utilise le lien fourni de manière à ce que la vidéo illicite hébergée par un tiers apparaisse en « transclusion » de son site (c’est-à-dire comme hébergée par Rojadirecta).
En l’espèce, la Ligue de Football Professionnelle (« LFP ») s’était aperçue que le visionnage de plusieurs des matches, dont elle avait concédé les droits de diffusion à titre exclusif à des chaînes de télévision, était proposé par le site web espagnol. La LFP a d’abord mis en demeure Puerto 80 de supprimer les liens litigieux et de prendre toutes mesures afin de prévenir leur mise en ligne future. La Ligue a ensuite fait intervenir un huissier, qui a constaté que des liens permettant de visionner de manière illicite un match organisé par la LFP était présent sur Rojadirecta du début à la fin de la rencontre, et ce malgré la notification adressée par la LFP.
Cette dernière a par conséquent saisi le Tribunal de grande instance de Paris, sur le fondement de l’article 1382 du Code civil, dans le but de préserver son intérêt pécuniaire lié à sa faculté de concéder à un prix élevé les droits de diffusion des compétitions qu’elle organise.
Les arguments développés devant les juges de première instance sont classiques, la LFP a soutenu que Puerto 80 était directement responsable des actes illicites lui portant préjudice et ne pouvait se retrancher derrière une qualification d’hébergeur qui ne correspondait pas à sa situation. Subsidiairement, si la qualité d’hébergeur était reconnue à Puerto 80, la LFP rappelle qu’en tout état de cause les liens illicites n’avaient pas été retirés promptement malgré leur notification en bonne et due forme, si bien que sa responsabilité pourrait tout de même être recherchée. Rojadirecta opposa un autre argument, celui tenant au fait que le site web n’est pas destiné à un public français et ne peut donc pas porter atteinte aux droits de la LFP.
Le tribunal commence par rappeler que seul importe le fait que le site web litigieux soit accessible en France ; dès lors, la loi et les juridictions française sont compétentes. Cette précision est en parfaite harmonie avec la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union Européenne qui a consacré le critère de l’accessibilité du site web en matière de cyber-délits. Surtout, le tribunal rejette la qualité de simple hébergeur de Puerto 80 et lui attribue au contraire celle d’éditeur, car cette société « organise en fait sciemment, intentionnellement et à titre principal une sélection, un choix éditorial sur un thème précis, à savoir des compétitions sportives d’actualité dans des domaines ciblés mis à jour en permanence, avec un agenda horaire et un moteur de recherche adéquat, permettant à tout public d’accéder facilement et gratuitement à des contenus protégés réservés à un public restreint d’abonnés, à savoir des compétitions de la ligue en cours, en direct et en intégralité. ».
Pour arriver à cette conclusion, les juges ont en effet relevé que le site web Rojadirecta ne permettait de partager que certains contenus – ceux en liens avec des compétitions sportives –, qu’un agenda sportif était d’ailleurs proposé aux internautes et que Rojadirecta exerçait un véritable contrôle et une maitrise éditoriale sur les liens proposés par les internautes en les organisant dans le cadre d’une présentation pertinente. Le tribunal ajoute par ailleurs que Puerto 80 ne pouvait être assimilé aux sites web comme « Youtube » qui ne distinguent pas les contenus partagés.
En conséquence, Puerto 80 a été condamné, sur le fondement de l’article 1382 du Code Civil– et non sur le fondement de la contrefaçon –, à supprimer tout lien et rubrique permettant de visionner les matches de la LFP et à rendre leur mise en ligne impossible pour l’avenir, sous astreinte. Puerto 80 devra également faire figurer sur son site web un communiqué informant ses visiteurs de l’illicéité de la publication de ce type de liens. Par ailleurs, les juges ont condamné Puerto 80 à verser à la LFP la somme de 100 000 € de dommages et intérêts au titre de son préjudice moral consistant en une perte de crédibilité aux yeux de ses partenaires économiques – les chaînes de télévision – causée par l’impossibilité d’assurer la protection des droits concédés. Le tribunal de grande instance n’a en revanche pas fait droit à la demande de dommages-intérêts de 8 180 000 € au titre du préjudice économique de la LFP, cette dernière n’ayant pas apporté la preuve qu’elle aurait subi une quelconque perte sur le montant de la concession des droits de diffusion à ses partenaires.
Cette décision permet de constater que l’argumentation des ayants droits portant sur la qualité d’hébergeur des plateformes permettant le partage de contenu n’est pas toujours vaine. En l’espèce, les particularités du site Rojadirecta ont surement aidé les juges à prendre une telle décision. Il convient en outre de noter que les juridictions espagnoles étaient arrivés à une conclusion inverse, en considérant que Rojadirecta ne conduisait pas d’activité illicite. C’est peut être ce qui a poussé Puerto 80 à prendre la décision de faire appel de ce jugement.
Le sujet de la visualisation de compétitions sportives en simultané et en streaming est en tout cas d’actualité, car la Cour de Justice de l’Union Européenne a récemment confirmé que les organismes de radiodiffusion pouvaient interdire le contournement de leur propre offre de streaming payant (en l’espèce pour la visualisation en direct de matches de hockey – CJUE, 26 mars 2015, aff. C-279/13), par la fourniture de liens hypertextes.
Sylvain NAILLATTéléchargez cet article au format .pdf